« Les femmes, généralement en groupe, interviennent dans les moments de crise aiguë où l’existence de la cité est remise en question. Elles apparaissent quand le combat se déroule à l’intérieur de la cité, en plein cœur de la guerre civile. Leur intrusion dans le domaine politique rappelle la proximité dans la pensée et dans la langue grecques des deux formes de division qui sont une catastrophe pour les Grecs, mais dont ils s’accommodent : la division politique qui déchire la cité d’une part, celle qui oppose et juxtapose les deux sexes d’autre part. Une des tâches de l’historien est de repérer les signes de rapprochements et de recoupements entre ces deux divisions. L’une ne va pas sans l’autre, les formes de l’une peuvent aider à comprendre les formes de l’autre. »
C’est ainsi que P. Schmitt Pantel résumait l’apport de Nicole Loraux à l’histoire des femmes dans la conclusion qu’elle donnait au premier volume de l’Histoire des femmes en Occident [1] . C’est me semble-t-il à quoi nous invitaient ces journées.
Il n’est pas dans mon propos de reprendre les divers exposés que nous avons entendus. Il a été question des femmes et du féminin, des femmes qui parlent et de celles qui se taisent, de celles aussi qui écrivent. Il a été aussi question de la division, cette division qui est au cœur du politique et à laquelle Nicole Loraux avait consacré un ouvrage important, à partir de l’expérience athénienne, et plus précisément de cette étonnante résolution à laquelle, au lendemain d’une guerre civile qui avait divisé la cité, s’étaient engagés par serment les Athéniens, d’oublier les maux dont ils avaient souffert. Une tentative donc qui visait à nier la division, différente de celle que Nicole Loraux avait mise en valeur dans son analyse de l’Oraison funèbre, ce discours qui « inventait » une Athènes sans conflit.
C’est sur ce problème de l’oubli que je voudrais conclure cette rencontre. Car l’oubli s’oppose à la mémoire et implique donc une relecture du passé. Et cela vaut aussi bien pour Athènes que pour d’autres moments de l’histoire, comme l’a montré en particulier Ana Iriarte, ce qui nous ramène à Nicole Loraux et à « l’usage contrôlé de l’anachronisme ».
À Athènes, en 403, les démocrates étaient vainqueurs et la démocratie était rétablie. Mais, comme le montre Nicole Loraux, le serment, c’est-à-dire les dieux, n’était pas seul garant de l’oubli du mal fait par les oligarques. Il y avait aussi les tribunaux populaires devant lesquels seraient traînés ceux qui passeraient outre au serment. Or, la nature de ces tribunaux ne tenait pas seulement à leur mode de recrutement par tirage au sort (d’où la remarque de l’auteur de l’Athênaiôn Politeia qu’ils exprimaient le pouvoir du dêmos), mais au fait que les juges étaient « silencieux ». Ils écoutaient successivement l’accusateur et l’accusé, et votaient sans débat. Il ne s’agissait donc pas simplement d’appliquer une loi, mais de prendre parti dans ce qui se présentait comme un agôn, de manière en quelque sorte « affective », comme l’a montré récemment É. Scheid dans un article sur la « colère » [2] . des juges. Autrement dit, le règlement de 403 et l’appel à l’oubli contenait une contradiction, puisqu’il renforçait en même temps le pouvoir des tribunaux populaires, et donc d’une des factions qui s’étaient opposées dans la guerre civile : en oubliant le passé, on invitait les vainqueurs à oublier leur victoire.
C’est à résoudre cette contradiction que se serait attachée la pensée politique du IVème siècle en développant le thème de la patrios politeia, en projetant le passé sur le présent, en réécrivant l’histoire d’Athènes. C’est là une question sur laquelle je ne m’attarderai pas ici, mais qui éclaire le politique dans sa complexité. Mais c’est là aussi, certaines contributions l’ont montré, ce qui permet un « usage contrôlé de l’anachronisme ». Car le thème de la mémoire et de l’oubli est un de ceux qui aujourd’hui font débat, qu’il s’agisse de l’esclavage, de la colonisation, de la Shoah. Par là même, on peut, et ce sera ma conclusion, mesurer ce que nous devons à Nicole Loraux et aux questions qu’elle a su soulever, ce qui n’implique pas d’adhérer à toutes ses réponses.