Les femmes, le féminin et le politique après Nicole Loraux


Les textes présentés dans cette édition sont issus d’un colloque qui s’est tenu dans les locaux de l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), à Paris, les 15, 16 et 17 novembre 2007. Ce colloque réunissait un certain nombre de chercheurs autour de l’œuvre de Nicole Loraux et de sa double interpellation sur la question des femmes et du féminin, d’une part, sur celle des rapports du féminin au politique d’autre part.
Quiconque lit les textes de Nicole Loraux est frappé par l’originalité de son approche, la richesse de sa langue, la finesse et l’ambition de sa pensée. Afin de donner cohérence à une manifestation qui se voulait à la fois célébration publique d’une « grande intellectuelle » et discussions sur certaines de ses hypothèses et intuitions, nous avions choisi d’orienter les débats autour de la thématique des femmes, du féminin et du politique : de quelle manière les hypothèses de Nicole Loraux participent-elles à la réflexion contemporaine sur le politique et ses exclusions (femmes, étrangers, marginaux, vaincus des guerres civiles) ? Quelles avancées lui doit-on et sur quels butoirs nous arrêtons-nous toujours ? Dans quelle mesure la pensée de Nicole Loraux a-t-elle été, ou non, marquée par ce grand mouvement social, politique et intellectuel qu’a été le féminisme du deuxième XXème siècle ? Comment les hellénistes prolongent-ils aujourd’hui ses analyses quant à la place des femmes dans la cité ?
L’oeuvre de Nicole Loraux s’est essentiellement développée dans les années 1980 et 1990, une vingtaine d’années d’intense activité qui s’est prématurément terminée en raison d’une maladie qui l’a tenue un temps éloignée de l’ordinateur avant de l’emporter en 2003, à 60 ans. Même si nous sommes toujours frappés par le nombre de ses publications, ce qui caractérise la production de Nicole Loraux est surtout sa capacité à mobiliser les lecteurs au-delà des frontières traditionnelles que l’académie dessine entre les domaines de la connaissance. Il faut d’ailleurs le dire, l’initiative du colloque de Paris revient à des non-hellénistes – précisément à des contemporanéistes et des spécialistes de sciences politiques et de théories féministes – et il s’agit de Michèle Riot-Sarcey et Eleni Varikas. Très vite cependant le relais a été pris par des membres de l’équipe Phéacie, une équipe universitaire rassemblant des enseignants-chercheurs d’histoire ancienne et des doctorants des universités Paris I Panthéon-Sorbonne et Denis-Diderot Paris VII. Cette équipe avait en effet ouvert depuis 2001 un atelier de recherche sur le genre dans l’Antiquité et un autre sur le politique dans le monde grec. Rapidement, se sont joints à la coordination du colloque Catherine Darbo Peschanski et Stella Georgoudi, membres du Centre Louis-Gernet où Nicole avait noué de fortes amitiés intellectuelles notamment avec Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet (qui fût d’abord son directeur de mémoire avant de devenir un collègue), et qui, avec l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, a été un des lieux majeurs d’élaboration de son travail d’helléniste.
Les travaux de Nicole Loraux sont donc incontestablement inscrits dans le contexte scientifique de l’anthropologie historique – ou de la psychologie historique suivant les termes employés par Jean-Pierre Vernant – qui permettait précisément les opérations comparatistes, voire anachroniques, dans la limite de leur contrôle permanent par le chercheur lui-même.
Le recours à l’anachronisme comme méthode utile à l’historien (qui est d’abord un citoyen de son époque) est désormais attaché autant à Nicole Loraux qu’à Marc Bloch auquel elle se réfère. Il désigne une manière d’interroger le passé dans le souci constant du présent, un présent à son tour éclairé par l’interrogation sur le passé. Parce que l’Antiquité en sort ranimée dans sa spécificité, l’éclairage apporté par l’helléniste permet de se saisir sans crainte des défis du présent en leur restituant, à eux aussi, leur propriétés originales. Cette démarche vigoureuse est toujours associée à une certaine méfiance de l’organisation académique en sections scientifiques cloisonnées qui disciplinent les chercheurs au lieu de favoriser leur créativité intellectuelle. Affirmons-le clairement, l’indépendance et la liberté d’esprit de Nicole Loraux reposent toujours – et il faut le dire car la liberté intellectuelle est souvent associée, par ceux qui en sont le plus dépourvus, à l’amateurisme au pire sens du terme – sur des analyses extrêmement rigoureuses. L’écriture qu’elle nous laisse, une écriture poétique au sens grec du terme, transforme l’acte de lecture auquel elle nous invite en une aventure interprétative qui peut déconcerter certains et en réjouir d’autres.. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas cherché à nous livrer à un travail d’élucidation qui aurait, toujours selon nous, appauvri et simplifié une pensée particulièrement mobile et vivante.
Bien d’autres avant nous, que nous ne citerons pas, ont rappelé l’importance du travail de Nicole Loraux dans les nombreux domaines de l’étude de l’Antiquité grecque, de l’histoire du genre et plus généralement dans le vaste champ des sciences sociales. Pourtant, après sa disparition, Nicole Loraux a reçu peu d’hommages publics, excepté le beau volume édité par la revue EspacesTemps Les Cahiers associée pour l’occasion avec la revue Clio. Histoire Femmes Sociétés et intitulé Les voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales (2005). La richesse et la variété des contributions rassemblées dans ce volume attestent du rayonnement de la pensée de Nicole Loraux. Les rééditions de ses livres et leurs nombreuses traductions en témoignent également. Pour faciliter la lecture des textes présentés sur ce site, nous donnons, plus bas, la liste des ouvrages et articles de Nicole Loraux cités par les participants du colloque de Paris. Pour tous les autres travaux de Nicole Loraux non cités dans ce colloque, nous renvoyons le lecteur à la bibliographie détaillée présentée dans Les Voix traversières de Nicole Loraux (p. 21-27).
Pour nous qui nous reconnaissons une grande dette à Nicole Loraux, l’ayant ou non connue, étant ou non de sa génération, hellénistes ou non hellénistes, il a semblé nécessaire de participer à un hommage perpétuel si l’on peut dire. Le site du Center for Hellenic Studies nous a généreusement proposé de consacrer un espace d’hommages qui peut accueillir des commentaires, des articles, des témoignages, tous consacrés à Nicole Loraux ou à des productions se rattachant explicitement à son œuvre. L’édition du colloque de Paris autour de Nicole Loraux en est le premier élément. Nous espérons qu’il suscitera des réactions et s’enrichira de contributions complémentaires.

Bibliographie des travaux de Nicole Loraux cités dans cet ouvrage :

Loraux, N. 1973 : « L’interférence tragique », Critique 317 : 908-925.
Loraux, N. 1979 : « L’autochtonie : une topique athénienne. Le mythe dans l’espace civique », Annales ESC 34 (1) : 3-26 (repris dans Loraux, N.1981b)
Loraux, N. 1981a (=1993) : L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris, 2ème éd. 1993. Trad. angl. : New-York 2006.
Loraux, N. 1981b : Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris. Trad. anglaise : Princeton, 1994.
Loraux, N. 1985 : Façons tragiques de tuer une femme, Paris.
Loraux, N. 1987 : « Le lien de la division » Le Cahier du Collège International de Philosophie, 4 : 101-123 (repris dans Loraux, N.1997a)
Loraux, N. 1988a : Politiques de l’oubli, Paris.
Loraux, N. 1988b : « Pour quel consensus », Le Genre Humain 18 : 9-23
Loraux, N. 1988c : « La démocratie à l’épreuve de l’étranger (Athènes, Paris), dans R.-P. Droit (éd.), Les Grecs, les Romains et nous. L’Antiquité est-elle moderne ? Paris : Le Monde Éditions : 164-188 (repris dans Loraux, N. 1996).
Loraux, N. 1989 : Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris. Trad. anglaise : Princeton 1998.
Loraux, N. 1990 : Les Mères en deuil, Paris
Loraux, N.1991 : « Qu’est-ce qu’une déesse ? » dans G. Duby et M. Perrot (éd.) Histoire des Femmes en Occident, vol. 1, L’Antiquité, P. Schmitt Pantel (dir.), Paris : 31-62.
Loraux, N. 1993-1994 : « Corcyre 427, Paris 1871. La guerre civile grecque entre deux temps », Les Temps modernes 12 : 82-119 et 13 : 188-190.
Loraux, N. 1993 : « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre Humain 27 : 23-39 (repris dans Alaux J. et al., Les Voies traversières de Nicole Loraux : une helléniste à la croisée des sciences sociales. EspacesTemps/Les Cahiers Clio 87/88, Paris : 127-139)
Loraux, N. 1996 : Né de la terre : Mythe et politique à Athènes, Paris. Trad. anglaise : Ithaca New-York, 2000.
Loraux, N. 1997a : La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris.
Loraux, N. 1997b : Sophocle, Antigone (introduction, notes et postface), Paris.
Loraux, N. 1999 : La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris
Loraux, N. 2001 : « Aspasie l’étrangère, l’intellectuelle », Clio HFS 13 : 17-42
Loraux, N. (éd.) 2003 : La Grèce au féminin (éd. italienne 1993), Paris.
Loraux, N. 2005 : La Tragédie d’Athènes. La Politique entre l’ombre et l’utopie, Paris.