Sacrifice des filles d’Érechthée et autochtonie: Fondations étiologiques dans l’Athènes classique


« Comment être autochtone ? » Dans les réponses qu’il a esquissées et consignées à notre intention dans un pamphlet récent, Marcel Detienne s’interroge sur une étrange absence : celle de la figure de Praxithéa (et de ses filles) parmi les enfants d’Athéna tels que les a intellectuellement conçus pour nous Nicole Loraux. Athéna n’aurait-elle engendré, par le biais des entrailles de Terre, que de bons autochtones, au masculin ? Dans sa perspective androcentrée, le mythe des origines de l’Attique et des Athéniens se serait-il employé à rendre les femmes invisibles, une fois encore ? Le récit de la naissance autochtone d’Érichthonios signifierait-il que « d’entrée de jeu, la Terre, en produisant l’enfant, dépossède toutes les mères athéniennes » ?  En effaçant la reproduction, « en faisant l’économie de la maternité des femmes », en déniant le « ventre féminin », le « mythe de l’autochtonie », en ses probables structures masculines, aurait-il ainsi utilisé la figure de Terre pour « débarrasser les Athéniens de l’autre sexe et de sa fonction reproductrice » ? À la question « naît-on (à Athènes) de la terre ou des femmes », la réponse est tranchée : « Il n’y pas de première Athénienne, il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’Athéniennes » [2] .
De fait, parmi les « enfants d’Athéna » (qui sont aussi ceux que fait revivre pour nous Nicole Loraux) on ne compte apparemment que des Érechthéides : mâles descendants du roi Érechthée ou représentants masculins de la tribu du même nom. Seule éventuelle exception : Créuse, la fille du roi Érechthée, restée parthenos malgré l’engendrement d’Ion, par le biais d’une formulation quelque peu ambiguë d’Euripide lui-même  [3] . Si les autres filles du roi d’Athènes font une apparition en compagnie de leur mère Praxithéa ce n’est qu’à propos d’une autre série : celle des morts virginales qui, dans la légende et sur la scène attique, prennent la forme du « sacrifice » ou du « suicide » : « Façons tragiques de tuer une femme »  [4] . Ces violences sacrificielles faites aux jeunes filles sont donc consignées et comparées dans un autre livre ; Nicole Loraux n’y évoque plus la constellation des récits relatifs à l’autochtonie athénienne.
Or un retour sur la part du féminin dans les représentations athéniennes d’une autonomie politique d’origine, inscrite dans les plus anciens des arkhaia de la cité, requiert l’abandon de la perspective structurale chère aux années quatre-vingts, en France du moins ; après les coups portés à l’approche structurale par le déconstructionnisme et par le relativisme postmoderniste, il est possible de lui substituer une enquête de logique « mythico-rituelle » ; elle sera sensible aux modes énonciatifs et à la pragmatique de « mythes » qui ne nous sont connus que dans et par des formes poétiques et qui trouvent leur efficacité cultuelle et leur pertinence sociale dans la performance poétique, elle-même ritualisée. L’Érechthée d’Euripide nous y aide qui, tout en offrant une conclusion précisément étiologique, nous renvoie à une conjoncture politique et culturelle particulière. Mais, cette tragédie nous invite aussi à situer cet épisode de l’histoire fondatrice d’Athènes dans la perspective de la phase qui la précède avec le récit de la courotrophie par les filles de Cécrops et d’Agraulos du petit Érichthonios, destiné à devenir le roi Érechthée. L’imbrication des rôles féminins dans l’affirmation masculine d’une politique identitaire de l’autochtonie est, dès le début de l’histoire légendaire de la cité, absolument déterminante et ce n’est que ponctuellement que les Cécropides ou Agraulides apparaissent dans l’enquête sur les « enfants d’Athéna », en relation avec la seule « Créuse autochtone », la sœur puînée des trois filles d’Érechthée [5] .

1. Érichthonios-Érechthée et les Hyacinthides : récits héroïques dramatisés

Rappelons donc le destin d’Érichthonios, né des entrailles de la terre ayant accueilli le sperme répandu par Héphaïstos dans sa tentative de séduction d’Athéna. Le nouveau-né est confié aux trois filles de Cécrops, le premier roi autochtone de l’Attique, puis il devient roi d’Athènes en tant qu’Érechthée avant de mourir enfoui dans le sol dont il est né par un coup du trident de Poséidon ; du dieu il avait défait et vaincu le fils, Eumolpe, le roi de Thrace allié de la rivale Éleusis. Mais la victoire coupable sur Eumolpe ne saurait être acquise sans le sacrifice de l’une des trois filles d’Érechthée. Doit-on ignorer les filles d’Érechthée parce qu’elles n’entrent pas dans le système androcentré de l’« autochtonie athénienne » ? Foin de l’exercice de mythographie. Il convient de se tourner vers le mythe tel qu’il existe, c’est-à-dire en performance : non pas « le » mythe de l’autochtonie athénienne, ni même les mythes de l’identité civique autochtone, mais un récit qui n’a d’existence que dans une forme poétique et, dans le cas particulier, par le biais de la représentation rituelle tragique : un texte (ou une image) certes, mais avec sa pragmatique [6] .
Euripide n’a pas manqué de porter sur la scène attique la saga du roi autochtone, fondateur du territoire de l’Attique. La tragédie homonyme est d’autant plus intéressante pour le présent propos qu’elle a fort probablement été représentée entre 423 et 422, à l’issue de la première phase de la guerre du Péloponnèse et en probable relation avec le début de la reconstruction du temple d’Athéna Polias, mieux connu sous le nom d’Érechthéion [7] . Politiquement, la tragédie est d’autant plus pertinente que le récit héroïque de la guerre que le second roi autochtone de l’Attique est contraint de conduire contre le fils de Poséidon est dramatisé à l’occasion de la célébration des Grandes Dionysies ; le combat d’Érechthée contre Eumolpe est donc représenté au pied de l’Acropole, devant les citoyens mêmes qui peuvent se réclamer des différentes naissances autochtones de légende qui constituent l’histoire première d’Athènes [8] .
L’Érechthée d’Euripide ne nous est parvenu qu’en fragments, soit par le biais de citations, parfois importantes, soit par l’intermédiaire d’un papyrus, lui-même fragmentaire. Mais dans son discours dirigé contre le traître Léocrate, l’orateur Lycurgue, dans un exercice anticipé de mythographie, en résume pour nous l’intrigue. Tiré de l’histoire ancestrale (ta palaia) et fondatrice de la cité [9] , le récit est exemplaire des valeurs citoyennes. Le roi de Thrace Eumolpe est donc le fils de Poséidon le marin (le futur dieu tutélaire d’Athènes dans un pouvoir qu’il est précisément en train de disputer à Athéna) et de la neigeuse Chioné (elle-même fille du nordique Borée dont le culte fut adopté par les Athéniens après l’aide apportée en différentes occasions de la lutte contre les armées de Xerxès) ; dans une version où la collaboration des Éleusiniens semble être prudemment tue, le barbare du Nord, à la tête d’une armée nombreuse, tente de prendre l’Attique à son souverain Érechthée. Devant la menace de l’invasion étrangère, Érechthée consulte l’oracle d’Apollon à Delphes ; le dieu conditionne la victoire sur Eumolpe au sacrifice (ei thuseie) de l’une des filles du roi autochtone d’Athènes. À l’injonction de son épouse Praxithéa, elle-même la fille du fleuve Céphise, Érechthée obéit au dieu de Delphes, consent au sacrifice de l’une de ses filles et parvient à chasser l’envahisseur. Et Lycurgue de citer la longue tirade alléguée en introduction et prononcée par une Praxithéa qui, mise en scène par Euripide, accepte le sacrifice de sa fille aînée (?) au nom de principes civiques qu’on en va pas tarder à explorer [10] .
Quoi qu’il en soit, l’orateur du IVe siècle voit dans ce muthos l’un des exemples qui a contribué à former les pères de la cité : si Praxithéa, contrairement à l’amour naturel que les femmes portent à leurs enfants, a préféré l’amour de la patrie, à plus forte raison les hommes doivent-ils éprouver à son égard une bienveillance sans borne et s’abstenir de la fuir en la déshonorant. Dans son argumentation partagée entre mythographie et mythe en acte, dans l’évocation des temps héroïques que sont les palaia, l’orateur Lycurgue ne s’arrête pas là. Il allègue l’exemple d’Hector exhortant les Troyens à se battre pour leur patrie ; et de citer une tirade où le héros homérique vante la gloire acquise dans la mort au combat pour défendre et sauver femmes, enfants et patrie. Non seulement la mention du héros épique s’appuie-t-elle sur la citation de vers tirés de l’Iliade, mais Hector est présenté comme un modèle convaincant dans la mesure où, par le biais d’Homère et des poèmes qui sont récités tous les quatre ans par les rhapsodes, ses actions font l’objet d’une démonstration à l’occasion de la célébration des Grandes Panathénées : le mythe n’est décidément actif que par l’intermédiaire de la forme poétique qui le réalise rituellement. Seule l’audition de telles narrations, poétiquement dramatisées, a pu encourager les ancêtres des auditeurs athéniens de Lycurgue à combattre à Marathon, à repousser l’envahisseur barbare et à mourir non seulement pour leur patrie, mais aussi pour le salut de toute la Grèce [11] .

2. Praxithéa l’Athénienne entre devoirs maternels et valeurs civiques

Praxithéa en citoyenne athénienne? L’Érechthée d’Euripide en tragédie de Praxithéa ? C’est ce qu’ont volontiers laissé entendre les lecteurs modernes d’une tragédie pour laquelle l’attention n’a pu que se focaliser sur l’unique rhêsis à nous être parvenue dans toute son extension : merci à l’orateur Lycurgue !
À les replacer dans le contexte de l’action narrative dramatisée sur la scène attique, on est certes frappé par la force des mots prononcés par Praxithéa, mise en scène sur l’Acropole, face au public athénien confronté à la remise en cause de l’idéologie péricléenne que représente la Guerre du Péloponnèse. Sans doute le rôle de ces paroles fortes est-il déterminant dans l’accomplissement de l’intrigue tragique ; sans doute pour répondre à l’exigence formulée par le dieu de Delphes et pour remporter la victoire sur le souverain barbare par le sacrifice de l’une de ses filles, Érechthée a-t-il besoin du consentement de son épouse. Mais l’accord de Praxithéa se situe avant le renversement qui, selon la règle formulée a posteriori par Aristote, fait de l’intrigue dramatique un muthos de tragédie [12] . Dans l’Érechthée, la metabasis est double : d’abord le sacrifice volontaire et solidaire des deux sœurs qui fait suite à la mise à mort de la jeune fille sacrifiée, puis la mort au combat d’Érechthée lui-même, provoquée par la colère de Poséidon en raison de la mort d’Eumolpe ; peut-être le roi d’Athènes paie-t-il par une mort violente également le meurtre d’une fille sacrifiée par raison d’Etat de même qu’Agamemnon doit expier le sacrifice Iphigénie. « Il est mort ; quant à moi, je prétends que ceux qui ont connu une belle mort ont une vie meilleure à offrir au regard que ceux qui sont morts obscurément » dit d’Érechthée le messager en annonçant à Praxithéa, en termes homériques, la disparition de son époux au combat ; les deux vers concernés sont à vrai dire aussi maltraités par leur citateur que par le papyrus qui nous les ont transmis. L’Érechthée d’Euripide mérite son intitulé : par sa mort tragique au combat, voulue par un dieu, le souverain de l’Attique en est bien le héros [13] .
Néanmoins l’intervention de Praxithéa sur la scène attique ne manquera pas de ménager de nombreuses surprises à qui est soucieux de la lire dans une perspective de rapports sociaux de sexe. Au fil de mots aux consonances de politique masculine, on relèvera un premier jeu énonciatif entre la décision du don de sa fille, que Praxithéa assume par une forme du futur « performatif », et la raison qui motive ce sacrifice : « Je vais donner ma fille à la mort » (egô de dôsô ktanein, v. 4) parce que « nous sommes des autochtones ». Cette affirmation fracassante associe aux protagonistes masculins et féminins de l’action tragique ses spectateurs athéniens. Dans un geste de deixis verbale fréquent sur la scène attique, cette profession de foi concerne en effet « cette cité-ci » (têsdepoleôs, v. 5-6) : Athènes, dans sa spécificité et sa supériorité, à l’exclusion des autres cités marquées par l’immigration sous ses différentes formes (eisagôgimoi, v. 10) ; l’Athènes de la fiction dramatique, mais aussi l’Athènes des spectateurs adossés à l’Acropole. Fantasme néanmoins d’une identité nationale très moderne dans sa pureté, mais fantasme puisque nous nous trouvons, du point de vue de l’action héroïque, dans l’ordre de la fiction jouée sur la scène, derrière le masque imposé par le rituel dionysiaque : le personnage de Praxithéa est joué par un homme, en général un citoyen athénien. Quoi qu’il en soit, l’acte intentionnel de Praxithéa s’inscrit en effet dans le contexte de la question qui résume par excellence l’action du « sujet tragique » : ti drô ; « que dois-je faire ? » [14] Par l’autochtonie, tous sont des citoyens en actes, et non pas uniquement en paroles.
Du masculin et du politique, le deuxième argument bascule vers ce qui caractérise le féminin : la maternité. L’argument est encore énoncé et assumé par un nous, non plus celui des citoyens, mais celui des mères qui enfantent. Manière de défendre (au pluriel : rhuômetha, v. 15) aussi bien les autels des dieux que la patrie, une cité comprise comme une collectivité au nom unique. C’est par le biais du rôle féminin (de sexe) que le sacrifice se justifie numériquement : la mort d’une seule enfant pour le salut du plus grand nombre ; le sacrifice d’une maison pour le salut de toute la cité. Dès lors, avec le retour au je singulier (oida, v. 19), la perspective glisse à nouveau vers le masculin et la fille sacrifiée ne peut apparaître que comme le substitut du fils manquant ; la mort (par égorgement ?) se substitue à la mort au combat sous les coups des lances. Pas de larmes maternelles qui contribuent à « efféminer » (ethêlune, v. 29), mais la belle mort et la gloire partagée dans un tombeau commun : idéologie démocratique de mâles citoyens, reprise au genre du discours funéraire athénien illustré au même moment par le Périclès de Thucydide [15] .
Désormais, en structure annulaire par le retour aux formes féminines et aux formes singulières du je, par la reprise aussi de l’affirmation performative « je vais donner » (dôsô au vers 38 reprenant la forme du vers 4), le double argument développé par Praxithéa est conduit à sa conclusion : «Je donnerai la fille qui n’est la mienne si ce n’est par nature à sacrifier pour la terre ». Habituel dans ce type de clôture annulaire, le déplacement est d’importance : non seulement le verbe ktanein, « tuer », est remplacé par thusai, « sacrifier », mais la terre (pro gaias) s’est substituée à la cité (qui réapparaît d’ailleurs dans les vers suivants) ; par ailleurs, contribution des femmes, la maternité est réduite à la nature. L’essentiel c’est le salut de la cité, de cette cité-ci : « quant à moi je suis déterminée à sauver cette cité-ci (tênd’egô sôsô polin, v. 42) », dans une nouvelle formulation performative accompagnée d’un nouveau geste verbal de deixis qui réfère les paroles de Praxithéa à celles que pourrait prononcer un citoyen athénien [16] . Pas de dénégation du « ventre féminin », mais la naturalisation de la maternité pour mieux l’introduire dans l’ordre politique. Comme leur père Érechthée, les trois filles retournent à la terre.
La conclusion dès lors ne fait plus aucun doute: il s’agit de sauvegarder l’ordre et la tradition des ancêtres ; il s’agit de repousser Eumolpe et ses Thraces pour éviter que Poséidon n’évince Athéna ; jamais le trident du dieu de la mer ne se dressera sur les fondations de la cité pour remplacer l’olivier et le gorgonéion d’Athéna Pallas [17] .

C’est ce qui compte le plus dans la communauté.
Jamais sans mon consentement et si ce n’est au prix de ma vie
quiconque ne balaiera les lois antiques des ancêtres.
Jamais sur les assises de la cité
ne se dressera à la place de l’olivier et de la Gorgone d’or le trident,
et ni Eumolpe ni son peuple de Thrace ne le ceindront de couronnes,
tandis que Pallas serait partout privée d’honneurs.
Suivent les vers cités en exergue, qui sont adressés directement aux citoyens (ô politai, v. 50) ; en une seconde structure annulaire, ces vers reprennent par l’énoncé « il ne se peut que je n’assure quant à moi le salut de cette cité-ci » la formule « je suis déterminée quant à moi à sauver cette cité-ci » qui les introduit (v. 52 répétant la fin du v. 42). La fille sacrifiée est désormais réduite au fruit de l’accouchement ; elle n’est plus qu’un souffle de vie. Telle est la contribution d’une femme, d’une mère au salut d’une patrie essentiellement assumé par les citoyens. Dans les rôles de sexe que l’héroïne cumule, à la fois mère et citoyen, l’amour de Praxithéa pour la patrie doit ramener la paix : « j’aime mes enfants, mais ma patrie je l’aime davantage encore » – déclare la mère citoyenne dans un vers isolé, cité à l’envi [18] . À cet égard, le traitement dramatique de la légende athénienne conduit à une dissociation très tragique entre famille (genos) et cité (polis) de même, par exemple, que dans le récit des sept contre Thèbes tel qu’Eschyle le conçoit et le met en scène dans la tragédie homonyme. La différence est remarquable avec l’Hector de l’Iliade dont les mots sont cités par Lycurgue et pour qui mourir pour la patrie c’est aussi assurer le salut de son épouse, de ses enfants et de sa maisonnée [19] .
Quoi qu’il en soit, la culture citoyenne se fonde sur la nature maternelle, dans le passé héroïque aussi bien que dans le présent historique. Ainsi, spatialement et temporellement, l’action héroïque représentée sur la scène vient coïncider avec le hic et nunc de la représentation devant les citoyens et autres habitants de l’Attique assemblés dans le sanctuaire de Dionysos, en pleine guerre du Péloponnèse. Cette coïncidence est portée par le mouvement énonciatif de la tirade de Praxithéa. Dans son appel final aux citoyens, puis à la patrie, la reine s’adresse aussi bien aux membres du chœur, vieillards d’Athènes participant à l’action héroïque représentée, qu’aux spectateurs assistant à la représentation au sein du sanctuaire consacré à Dionysos Éleuthéreus ; les gestes déictiques par lesquels la souveraine ponctue son discours pour faire de la polis représentée sur la scène « cette cité-ci » combinent Deixis am Phantasma et demonstratio ad oculos. Ainsi les mots prononcés par Praxithéa renvoient autant à la cité légendaire menacée par Eumolpe le Thrace au temps d’Érechthée qu’à la cité présente, sans doute affaiblie par les fréquentes incursions de l’armée spartiate [20] .
Où est dès lors la voix d’Euripide le misogyne, dénoncée déjà par Aristophane ? Où est l’Euripide coupable de sexisme ordinaire ? Peut-être dans cette surprenante polyphonie qui mêle point de vue féminin et point de vue masculin, qui associe perspective de la mère sacrifiant sa fille avec son oikos et perspective du citoyen donnant sa vie au combat pour le salut de sa cité, mais qui associe aussi, entre passé légendaire et présent politique, les valeurs héroïques et tragiques du sacrifice individuel aux valeurs civiques du sacrifice communautaire [21] . Il n’est pas étonnant qu’un siècle plus tard, quand les ambitions de Philippe le Macédonien mettent une nouvelle fois la patrie en danger, Lycurgue convoque à nouveau la figure de Praxithéa. L’orateur place l’héroïne telle que la met en scène Euripide sur le même pied que celle du grand Hector chanté par Homère, dans l’injonction aux Athéniens à accepter la mort pour la défense de la patrie, sinon de toute la Grèce. La distinction entre destin du genos et destin de la polis est effacée. L’exemple tragique féminin est tout simplement un préalable à l’exemple héroïque masculin.

3. Athéna et Poséidon : étiologies tragiques

Dans les différentes formes de poésie narrative grecque qui correspondent à la célébration d’une divinité et qui constituent des actes de culte, nombreuses sont les compositions qui s’achèvent dans l’institution d’un rituel. D’un point de vue narratologique, l’institution d’honneurs cultuels à la mémoire des protagonistes de l’action divine ou héroïque qui vient d’être narrée et dramatisée apparaît comme la hase conclusive de sanction du récit. Du point de vue du rituel, cet acte fondateur permet de passer du temps linéaire qui est celui du déroulement de l’intrigue narrative au temps cyclique de la réitération des gestes rituels : de la logique narrative à la logique cultuelle dans le mouvement que les Grecs eux-mêmes avaient déjà défini comme celui de l’aition. Par le biais de la performance même du poème chanté, l’action narrative est instituée en moment axial et fondateur de la célébration rituelle, dans sa récurrence calendaire, parce que l’acte héroïque en est considéré comme la « cause ». Ainsi en va-t-il au terme de la narration du rapt de Perséphone dans l’Hymne homérique à Déméter avec l’institution par la déesse elle-même des Mystères d’Éleusis, de l’épisode de la reconnaissance de Thésée par sa belle-mère divine Amphitrite dans le Dithyrambe 17 de Bacchylide avec les honneurs divins rendus à Apollon Délios, de la mort tragique d’Hippolyte dans la dramatisation par Euripide avec le rituel prématrimonial accompli par les jeunes filles de Trézène sur l’ordre d’Artémis, sans parler des honneurs héroïques qui sont institués par Athéna non loin d’Athènes pour célébrer le retour Iphigénie en Attique tel que le met en scène le même Euripide [22] .
Au terme de l’Érechthée c’est également Athéna qui ordonne le futur cultuel auquel sont destinés tous les protagonistes de l’action tragique. L’intervention de la déesse ex machina suit immédiatement la longue plainte funèbre qu’en dochmiaques se partagent, à l’issue de l’accomplissement du drame, le groupe choral des vieillards d’Athènes et la citoyenne épouse et mère Praxithéa : d’abord l’émotion, puis une sorte de katharsis par l’institution du culte. La nouvelle de la mort d’Érechthée sous les coups du trident de Poséidon semble consacrer la perte de cité en dépit du sacrifice des filles du roi et, désormais seule, la reine ne sait plus à qui adresser d’abord sa plainte : la patrie, les sœurs qui ont rejoint la fille sacrifiée dans la mort, l’époux enfoui sous terre par Poséidon ou la fille qui « pour la cité » a subi une mort à la fois pie et impie. Devant la perte de l’armée et face au triomphe de Poséidon apparemment saisi de délire bachique, il n’y a plus de distinction entre salut de la famille royale et salut de la cité. Seule la rivale Athéna est susceptible de rétablir une situation désespérée, par l’institution d’un ordre nouveau [23] .
En désignant sa propre parole comme celle d’« Athéna sans mère », la déesse appose à ses dispositions institutionnelles de l’ordre de l’étiologie une sorte de « signature » ; par le recours à une forme du futur performatif, elle fait de cette signature un acte de parole et désigne son ordre par le même verbe que celui employé par Héraclite pour signifier la parole efficace de l’oracle de Delphes : sêmanô, « j’indique » [24] ; parole d’autorité divine. Par la volonté de la déesse tutélaire de la cité, il reviendra ainsi à Praxithéa, la seule survivante de la famille d’Érechthée, de consacrer à la fille sacrifiée par son père et à ses deux sœurs un tombeau marquant leur immortalisation héroïsante. Transférées par Athéna dans l’Éther et transformées en constellation sous le probable nom de Hyades, les trois filles de Praxithéa et d’Érechthée seront divinisées sous l’épiclèse de Hyacinthides ; en tant que telles, elles seront associées dans la mémoire glorifiante des hommes à l’éclat de la jacinthe, une fleur qui appartient au paradigme grec des corolles à l’odeur et aux reflets susceptibles de séduire des jeunes filles jouant, telle Perséphone, sur une prairie marquée par Éros. Avec leur statut de jeune fille parvenant à la maturité de l’adulte, les trois filles de Praxithéa et d’Érechthée bénéficieront de la part des mortels d’honneurs à la fois héroïques et divins : sacrifices de bœufs accomplis annuellement par les habitants de la ville et danses chorales exécutées par des jeunes filles. Ces célébrations poétiques présentées en offrandes musicales sous l’égide implicite de Mnémosyné évoquent par exemple les poèmes inspirés par les Muses et chantés par les jeunes filles de Trézène qu’Artémis institue autour du culte héroïque rendu au jeune Hippolyte, en mémoire de son tragique refus de l’amour de Phèdre [25] .
Par ailleurs, métamorphosées en Hyacinthides, les filles de Praxithéa auront la primeur des gestes sacrificiels précédant toute bataille, par l’intermédiaire de ces libations de miel et d’eau qui, excluant le vin, sont aussi offertes aux bienveillantes Euménides. Destinée à empêcher l’ennemi d’usurper la victoire, l’inaccessibilité rituelle de l’enclos qui leur sera consacré s’inscrit dans la même mémoire que celle dont bénéficie la victoire civique remportée sur l’envahisseur venu de l’extérieur [26] . Jeunes filles à l’érotisme floral, les Haycinthides sont intégrées dans l’ordre masculin de la guerre. Rappelons qu’à l’issue de la dernière tragédie composée par Sophocle une dizaine d’années après l’Érechthée d’Euripide, Œdipe est reçu dans un bourg limitrophe de la cité pour être héroïsé dans une assomption partagée entre Terre et Olympe ; il dispose dès lors à Colone d’un tombeau inaccessible, mais d’où, en héros protecteur, il tiendra le malheur et l’ennemi à l’écart de la cité de Thésée [27] . Lui, le vieil Œdipe, se voit attribuer, par procédure étiologique interposée, une fonction héroïque analogue à celle assumée par les jeunes filles d’Érechthée.
Mais les dispositions étiologiques et institutionnelles d’Athéna ne s’arrêtent pas là. Après ses filles apparemment honorées non loin du lieu de leur sacrifice, Érechthée disposera désormais d’un sanctuaire situé au centre de la cité, marqué par une enceinte de pierre. Sa mémoire y sera honorée par les sacrifices de bœufs offerts par les citoyens et il sera célébré sous le nom même de Poséidon dont il devient ainsi le parèdre héroïque. C’est en effet au dieu de la mer qu’Athéna s’adresse au début de son intervention en l’enjoignant de détourner son trident de « cette terre-ci » (têsde khthonos) ; est ainsi désignée en un nouveau geste de deixis verbale à la fois le sol où Érechthée vient d’être enfoui et la terre dont les ancêtres de la majorité des spectateurs sont nés et que ces derniers ont sous leurs yeux. Que Poséidon épargne désormais aussi bien la terre (de l’Attique) que « mon aimable cité » – ajoute Athéna. Pour confirmer la punition infligée à Érechthée et pour consommer la défaite d’Athènes, le dieu des entrailles de la terre vient en effet d’ébranler le sol de la cité et d’abattre le palais royal ; c’est en tout cas ce que nous apprend, en des vers très mutilés, le thrène du chœur qui, représentant le dieu en bacchant, précède immédiatement l’intervention salvatrice d’Athéna [28] . Ainsi, par la volonté de la déesse et par le biais d’Érechthée, Poséidon est finalement installé au centre d’Athènes dans une fonction non plus destructrice, mais protectrice.
Quant à l’épouse et reine Praxithéa, qui a su redresser les fondements mêmes de la cité, Athéna en fait sa prêtresse ; elle sera chargée de sacrifier les premières offrandes sur les autels de la déesse [29] . Après l’accord qu’elle a donné du point de vue de la narration héroïque au sacrifice humain, Praxithéa endosse la responsabilité des sacrifices rituels offerts, par le feu, à la déesse tutélaire ; celle-ci assume à la fois le rôle du « destinateur » de l’action narrative qu’elle sanctionne et la fonction cultuelle de la destinataire des actes rituels accomplis par les habitants de la cité finalement sauvée par Praxithéa. Dans cet acte auto-référentiel et étiologique d’institution des pratiques cultuelles qui lui sont destinées, Athéna assume un rôle à la fois narratif et rituel qui évoque celui assumé par Déméter dans la phase de sanction du récit homérique du rapt de Perséphone ; après avoir assuré le salut de sa fille, la déesse de la céréaliculture institue, dans l’étiologie poétique signalée, les différentes pratiques rituelles des Mystères d’Éleusis. Vivante, Praxithéa devient quant à elle aux côtés d’Athéna et sur l’Acropole l’homologue d’Érechthée, mort et héroïsé, aux côtés de Poséidon désormais honoré sur le même rocher sacré. L’acte de parole instituant d’Athéna correspond à un acte de refondation de la cité, en ses racines autochtones.
Tout en focalisant l’attention sur les filles du couple royal, la conclusion institutionnelle et étiologique donnée par Athéna rétablit, du point de vue du « gender », l’équilibre entre Praxithéa et Érechthée ; l’épouse sera associée à la déesse tutélaire de la cité, son époux sera assimilé au dieu protégeant le territoire de la ville. Ce mouvement étiologique est déjà celui qui marque une brève mention d’Érechthée dans le Catalogue des vaisseaux de l’Iliade. Les soldats athéniens délégués à Troie y sont présentés comme appartenant au peuple d’Érechthée « qu’enfanta la glèbe féconde et qu’éleva Athéna la fille de Zeus ». Le héros est ensuite installé par Athéna dans son propre sanctuaire, qui correspond sans doute au temple pisistratide d’Athéna Polias ; il y est l’objet des offrandes qu’en ce lieu et dans le présent de la narration lui offrent chaque année « les fils des Athéniens ». Le passage dans le texte homérique du passé narratif à un présent qui correspond à celui du rite indique bien le mouvement de l’étiologie cultuelle. Par ailleurs insérer dans le catalogue des contingents formant l’armée achéenne un groupe de guerriers athéniens conduits par Ménesthée sous les murs de Troie signifie sans doute adapter le récit homérique à la conjoncture athénienne ; l’occasion de cette insertion athénienne correspond sans doute à la rédaction pisitratide des poèmes homériques en vue de leur reprise rhapsodique aux concours musicaux des Grandes Panathénées. L’étiologie inscrite dans la narration dramatisée est donc à reconduire à une opération d’institution cultuelle qui a pour but de réorienter la pratique rituelle et sociale tout en remodelant un mythe fondateur [30] .
Quoi qu’il en soit, l’étiologie narrative mise en scène par Euripide réserve les plus grands honneurs héroïques à Érechthée ; c’est bien le roi d’Athènes qui est au centre de la tragédie homonyme.

4. De l’Érechthéion au Parthénon : réalités légendaires et cultuelles

Dans l’approche interprétative du passage étiologique du « mythe » au « rite », la variation des versions légendaires peut, par contraste, devenir explicative.
Ainsi en va-t-il par exemple de la version transmise par un probable collègue de l’orateur Lycurgue. Cet auteur d’une Histoire de l’Attique attribue à Érechthée jusqu’à six filles. Presque toutes portent des noms parlants, à commencer par l’aînée Prôtogénéia, et la seconde, Pandôra, qui furent les filles à s’offrir en sacrifice, par égorgement, pour la patrie ; quant à la plus jeune, Chthonia, on peut supposer que son nom de baptême la destinait à être choisie pour être sacrifiée par ses parents et rendue ainsi au sol des autochtones. D’autres versions mythographiques du récit héroïque, plus tardives, racontent que l’aînée des filles d’Érechthée fut sacrifiée sur l’autel de Perséphone ; par solidarité, ses sœurs de l’Acropole se précipitèrent dans le vide – ajoute une version latine. L’atthidographe Phanodémos précisait que les filles d’Érechthée offrirent leur gorge à l’épée dans le lieu-dit Hyacinthos pour être honorées en tant que « jeunes filles hyacinthides ». Épargnée fut notamment Créuse, alors une enfant – précise Euripide lui-même que l’intrigue de l’Ion contraint à ajouter cette protagoniste aux trois adolescentes que l’Érechthée présente comme un « attelage de trois jeunes filles ». Quant à Oréithyia, son insertion au nombre des filles de Praxithéa et d’Érechthée est évidemment motivée par les honneurs rituels dont Borée et la jeune fille seront les objets à Athènes à l’issue des guerres médiques. Par ailleurs, Euripide revient dans la tragédie consacrée à Ion la mort (volontaire) des filles d’Érechthée ; de même que l’Atthidographe Phanodème, il la conçoit en tant que sacrifice par égorgement (ethuse, sphagia): pour lui, ce n’est pas un muthos, mais un logos [31] !
Mise en relation par Euripide avec Déméter et Éleusis, l’apparente métamorphose des Hyacinthides en Hyades a porté à rapprocher les filles d’Érechthée des Cécropides dans leur fonction de courotrophie ; dans la légende athénienne en effet, les Hyades passent pour avoir été les nourrices de Dionysos [32] . Quoi qu’il en soit d’un rapprochement qui ne tient pas compte de l’intermédiaire narratif que représente le catastérisme, les Hyacinthides athéniennes ne sauraient être confondues avec leurs homonymes d’origine spartiate. Une version tardive en fait les filles de Hyacinthos, un Lacédémonien établi à Athènes ; selon une intrigue analogue à celle qui implique les filles d’Érechthée, ces jeunes filles au nombre de quatre auraient été égorgées sur la tombe du Cyclope Géraistos par les Athéniens souffrant d’une famine et d’une épidémie à la suite de la demande que Minos avait adressée à son père Zeus de le venger du meurtre d’Androgée [33] .
Dans d’autres versions on apprend encore que, dans sa tentative de l’invasion de l’Attique, le roi thrace fils de Poséidon se serait appuyé sur les gens d’Éleusis qui lui avaient accordé l’hospitalité ; plus précisément, ce sont les Éleusiniens qui auraient fait appel à Eumolpe le Thrace pour combattre contre les Athéniens. On passe ainsi chez Euripide d’un conflit entre Athènes et une cité limitrophe intégrée par la suite au territoire de l’Attique à la guerre entre Athènes et un souverain venu de la Thrace barbare. Cette transformation narrative est sans doute à reconduire à une transition historique : passage de récits fondateurs tentant de légitimer la constitution et les limites du territoire de l’Attique à l’utilisation idéologique de la légende dans la conjoncture des combats contre l’envahisseur barbare dans le contexte des guerres médiques et de l’appropriation par Athènes des victoire remportées contre les Perses [34] .
Par ailleurs, au règne d’Érechthée la Chronique du Marbre de Paros attribue non seulement le séjour à Athènes de Déméter qui institua à cette occasion le premier rituel du labour, mais aussi la récolte par Triptolème du grain ensemencé dans la plaine de Raros, la création (par Orphée ?) du poème racontant le rapt de Perséphone et la recherche engagée par Déméter avant le don de ses fruits, enfin l’institution (par Eumolpe ?) des mystères d’Éleusis [35] . Ainsi le règne d’Érechthée est attaché aussi bien à la fixation des limites du territoire de l’Attique qu’à la fécondité et à la productivité agricole de son sol. Ce sol coïncide avec la terre qui l’a engendré et dont il a surgi lui-même en tant qu’Érichthonios grâce à la maternité différée d’Athéna ; c’est le territoire dans lequel l’enfouirent en retour les coups du trident de Poséidon, comme le rappelle sa fille Créuse telle qu’Euripide la met en scène dans l’Ion [36] .
La délimitation du territoire de l’Attique et la définition de ses qualités de productivité s’opèrent donc par l’action conjuguée des deux divinités tutélaires rivales, Athéna et Poséidon ; et si la dramatisation étiologique s’emploie à accorder à la fécondité du sol de l’Attique dans la génération des futurs citoyens autochtones la priorité sur sa fertilité par l’intermédiaire des travaux agricoles, ces travaux sont promus par une Déméter qu’Athéna ne manque pas de mentionner à deux reprises dans l’intervention d’autorité étiologique qui conclut l’Érechthée, dans un texte malheureusement tout à fait fragmentaire [37] . D’abord la métaphore, puis le sens littéral : d’abord des hommes civilisés, puis les champs cultivés; ceci par le biais de deux figures héroïques dont le nom semble porter la marque de la terre (-khth-). Donc pas de Terre primordiale d’abord, puis de femme imitatrice de la terre dans l’enfantement des citoyens, comme semble le suggérer un passage du Ménexène de Platon, à l’interprétation controversée ; mais d’abord un accouchement métaphorique par cette terre qui produira ensuite les fruits destinés à nourrir ceux qu’elle a métaphoriquement engendrés. Ces fruits ne parviennent à la maturité propre à la consommation que par les travaux de culture favorisés par Athéna l’artisane et par Déméter la mère et la nourrice [38] .
Du point de vue cultuel, seuls de très maigres indices permettent de situer « l’enclos inaccessible » qu’Athéna réserve aux Hyacinthides dans le lieu dit Sphendonai, à l’ouest de la ville d’Athènes [39] . Mais on peut remarquer que le mode de l’héroïsation que leur accorde Athéna Polias rappelle celui que des inscriptions funéraires de l’époque classique assignent aux morts sur le champ de bataille : leurs âmes ne sont pas dirigées vers l’Hadès, mais leur souffle vital est destiné à survivre dans l’éther [40] . En revanche ni les spectateurs du Ve siècle, ni les lecteurs modernes n’éprouvent évidemment la moindre difficulté à identifier avec l’Érechthéion le sanctuaire promis par Athéna au roi de l’Attique. Dédié à Athéna Polias, ce sanctuaire mémorial abrite aujourd’hui encore sur l’Acropole toutes les reliques de l’histoire légendaire d’Athènes, de la trace du trident de Poséidon faisant jaillir du rocher l’eau de la future mer Égée recueillie dans un puits à l’olivier d’Athéna miraculeusement sauvé après l’incendie de la cité haute par les troupes de Xerxès en passant par la tombe du premier roi autochtone Cécrops, par la fissure qui avait abrité le serpent d’Érichthonios ou encore par le tombeau d’Érechthée lui-même et par l’autel consacré à Héphaïstos ; et dès le milieu du Ve siècle, une inscription atteste d’une dédicace à Poséidon-Érechthée [41] . On l’a dit, historiquement la première représentation de l’Érechthée d’Euripide peu avant la Paix de Nicias semble coïncider avec la période de la reprise des travaux de construction de ce haut lieu de l’autochtonie athénienne qu’est le sanctuaire aux Caryatides [42] . D’autre part, par la célébration des Panathénées, Athéniennes et Athéniens avaient l’occasion de participer nombreux aux honneurs rendus à la déesse tutélaire, en particulier dans les gestes rituels accomplis par sa prêtresse, sur le parvis du Parthénon, entièrement consacré à Athéna. En songeant en particulier au masque que représente la Lysistrata inventée par Aristophane pour la prêtresse d’Athéna Lysimaché en fonction au moment de la représentation de la comédie en 411, point n’est besoin d’insister sur la relation évidente que la nomination héroïsante de Praxithéa en première prêtresse d’Athéna Polias entretient avec la pratique cultuelle régulière des spectateurs assemblés au théâtre-sanctuaire de Dionysos adossé à l’Acropole [43] .

5. L’autochtonie athénienne entre masculin et féminin

Ainsi, sous l’aspect temporel, la conclusion étiologique qu’Athéna donne à l’action tragique, avec l’élection de Praxithéa en prêtresse à son service, conduit les spectateurs de l’Érechthée du passé des événements fondateurs de la cité au présent du culte qu’ils rendent chaque année à la déesse tutélaire ; spatialement, l’institution du culte honorant Érechthée-Poséidon invite ce public composé d’Athéniens et de leurs sujets sur l’Acropole, « au centre de la cité », parmi les dieux et les héros qui en ont défini le territoire dans ses valeurs nourricières et qui désormais le protègent. Par le biais dramatique et étiologique, le rapport de la mère à la fille est donc introduit dans le grand système des légendes affirmant l’autochtonie dont se réclament les citoyens athéniens de l’époque classique. De plus, il appartient à la déesse vierge Athéna Polias, qui fait naître l’enfant Érichthonios du sein de la terre de l’Attique et qui le recueille pour le nourrir et l’éduquer, d’établir sur Athènes le pouvoir qu’elle va désormais partager avec le dieu Poséidon, qui enfouit l’adulte Érechthée dans le sol même dont il né [44] . Ce sera ensuite le rôle du développement athénien de la légende de Thésée non seulement de donner au territoire de l’Attique une définition politique, notamment par l’opération de synécisme et par l’institution du régime démocratique, mais aussi, par la renaissance du héros de la mer de Crète destinée à devenir la mer Égée, d’offrir à la cité classique étendant son contrôle sur le bassin égéen un mythe d’ « autothalassie » [45] .
Non seulement l’autochtonie finit par être aussi une affaire de femmes (même si les hommes y occupent la place centrale), mais la maternité, loin d’être déniée, est mise au service de la cité. En consentant au sacrifice de sa fille sans que, ni chez Lycurgue, ni dans ce qui nous reste de l’Érechthée d’Euripide, le sang versé ne soit mentionné, Praxithéa met le salut de la cité et les lois des ancêtres au-dessus de l’amour que les mères portent habituellement à leurs enfants, fils et filles. Ainsi sur la scène tragique, la fille, « souffle de vie unique » sacrifiée pour toute la cité, se substitue au fils qui offre sa vie pour la cité dans la mort héroïque, et le salut des Érechthéides autochtones passe en définitive par le « ventre féminin » : « Faites bon usage, citoyens, du produit de mes entrailles ; que votre salut soit assuré : soyez vainqueurs ! » – on a commencé par ces vers que déclame la reine citoyenne parvenue au terme de sa tirade, tout en se réclamant de l’autorité de la vierge Athéna Pallas [46] . À la différence de la fille d’Agamemnon dans l’ Iphigénie en Aulide ou de Macaria dans les Héraclides qui assument toutes deux le sacrifice de leur vie pour le salut de la communauté, la décision de sacrifier une fille est endossée dans l’Érechthée par le père et par la mère ; ce ne sont que les deux sœurs qui, par solidarité, adopteront l’attitude d’Iphigénie et de Macaria. C’est donc par la volonté conjuguée du père et de la mère, souverains primordiaux que l’on assiste à la transfiguration du sacrifice humain (pour sauver la cité héroïque) en des offrandes sacrificielles rituelles destinées aux deux divinités tutélaires de la cité (pour assurer dans l’ordre politique la protection de la cité et de son territoire). Dans le passage étiologique du « mythe » au « rite », de même que la naissance autochtone le geste sacrificiel s’est civilisé [47] .
Il n’y a donc aucune raison de douter de l’existence des pratiques cultuelles correspondant aux gestes instituants mis en scène par Euripide [48] . Athéna se réfère non seulement à la réalité cultuelle connue des spectateurs, mais aussi à leurs propres pratiques religieuses. Il n’est pas impossible que, comme dans le cas de l’Hippolyte ou celui de l’Iphigénie en Tauride, la force pragmatique d’une tragédie à la performance largement ritualisée ait contribué à réorienter ces pratiques elles-mêmes. C’est le sens de l’étiologie par le biais d’une poésie en performance.
Est-ce à dire que l’indispensable introduction de la figure de Praxithéa dans le paradigme héroïque de l’autochtonie athénienne, par un acte de dévotion focalisé sur le « sacrifice de sa fille », correspond à « un hommage rendu aux Athéniennes, à la force des femmes d’Athènes, autochtones sans complexe, et même fondatrices de l’autochtonie » [49] ? Sans doute serait-il plus exact d’avancer que les Athéniennes doivent se limiter à être les épouses dignes des citoyens autochtones prêts à sacrifier leurs descendants pour le salut de la cité. À ce jeu de l’interprétation anthropologique, ce n’est pas la catégorie moderne du « gender » entendue comme construction symbolique et anthropopoiétique des rapports sociaux de sexe qui risque d’être la victime des difficultés de sa mise en œuvre ; ce n’est pas la fertilité opératoire du genre comme instrument d’investigation d’anthropologie comparative qui doit être remise en cause [50] . Mais c’est la réalité politique et religieuse de l’Athènes du Ve siècle dans ses manifestations poétiques qui échappe au schématisme structural de la hiérarchie induite par la logique binaire. De même que dans l’ensemble du théâtre tragique et comique de la fin du Ve siècle, les protagonistes féminines des récits étiologiques tournant autour de l’autochtonie athénienne contribuent remarquablement, par leur héroïsation et leur introduction dans la pratique cultuelle, à une définition pratique et efficace de l’identité du citoyen athénien moyen. Cette identité se réalise notamment dans l’accomplissement des honneurs rendus aux divinités tutélaires. Si le « gender » est un concept opératoire de traduction transculturelle désormais indispensable, il semble en revanche difficile de fonder un féminisme militant sur les seuls récits héroïques, dans leur fictionnalité.
Ainsi le caractère pragmatique des textes d’Euripide que les hasards de la tradition ont porté à notre connaissance, de manière très lacunaire, et qui fondent les propositions formulées ici nous dirige en définitive vers la conjoncture historique qui a constitué le contexte politique de leur performance. Exigeant à la fois la défense du territoire de l’Attique et l’expansion coloniale (pour ne pas dire impérialiste) en mer Égée, les circonstances stratégiques et politiques de la Guerre du Péloponnèse ne sont évidemment pas étrangères aux rappels sur la scène attique, devant la communauté des Athéniens assemblés, des différents récits légitimant les prétentions autochtones de la cité et des modèles d’héroïsme patriotique, masculins et féminins. Cette conjoncture induit certainement la réinterprétation politique et tragique des différences culturelles de sexe inscrites dans la tradition narrative et héroïque de la cité. Mais il convient de laisser aux historiennes et aux historiens l’appréciation dans le détail de la délicate question de la référence politico-religieuse de la tragédie classique.
L’Athéna des historiens et anthropologues de la religion grecque peut désormais reconnaître ses enfants, adolescentes et adolescents ; en revanche elle ne reconnaîtrait désormais plus ses oliviers.

Bibliographie

Bruit Zaidman, L. et Schmitt Pantel, P. 2007. « L’historiographie du genre : état des lieux ». In V. Sebillotte Cuchet et N. Ernoult (eds.), Problèmes du genre en Grèce ancienne. Paris : 27-48.
Brulé, P. 1987. La Fille d’Athènes. La religion des filles à Athènes à l’époque classique. Mythes, cultes et société. Besançon – Paris.
Calame, C. 19962. Thésée et l’imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce antique . Lausanne.
1998. « Mort héroïque et culte à mystère dans l’Œdipe à Colone de Sophocle. Aspects rituels au service de la création mythique ». In F. Graf (ed.), Ansichten Griechischer Rituale. Geburtstags-Symposium für Walter Burkert. Stuttgart – Leipzig : 326-356.
2004. « Deictic Ambiguity and Autoreferentiality. Some Examples from Greek Poetics ». Arethusa 37 : 415-443.
2006a. « La fabrication historiographique d’un passé héroïque en Grèce classique : arkhaîos et palaiós ». Ktema 31 : 39-49.
2006b. « Récit héroïque et pratique religieuse. Le passé poétique des cités grecques classiques ». Annales HSS 61 : 527-551.
2007. « Giochi di genere e performance musicale nel coro della tragedia classica : spazio drammatico, spazio cultuale, spazio civico ». In F. Perusino e M. Colantonio (eds.), Della lirica corale alla poesia drammatica. Forme e funzioni del canto corale nella tragedia e nella commedia greca . Pisa : 49-73.
Collard, C., Cropp, M. J., and Lee, K. H. 1995. Euripides. Selected Fragmentary Plays. Warminster.
Detienne, M. 1979. « Violentes “eugénies”. En pleines Thesmophories : des femmes couvertes de sang ». In M. Detienne et J.-P. Vernant, La cuisine du sacrifice en pays grec. Paris : 183-214.
2003. Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné. Paris.
Dunn, M. 1996. Tragedy’s End. Closure and Innovation in Euripidean Drama. New York – Oxford.
Georgoudi, S. 2002. «  Gaia/Gé. Entre mythe, culte et idéologie ». In S. des Bouvrie (ed.), Myth and Symbol I. Symbolic phenomena in ancient Greek culture. Bergen : 113-134.
Henrichs, A. 1983. « The “sobriety” of Œdipus : Sophocles 0C 100 misunderstood ». Harvard Studies in Classical Philology 87 : 87-100.
Hurwit, J. M. 1999. The Athenian Acropolis: history, mythology and archaeology from the Neolithic era to the present. Cambridge.
Jacoby, F. 1954. Die Fragmente der Griechischen Historiker III. Geschichte von Staedten und Voelkern. Leiden.
Jouan, F. and Van Looy, H. 2000. Euripide. Tragédies VIII.2. Fragments. Paris.
Kannicht, R. 2004. Tragicorum Graecorum Fragmenta V. Euripides. Göttingen.
Kearns, E. 1989. The Heroes of Attica (Bulletin Supplement 57). London.
Kowalzig, B. 2006. « The Aetiology of Empire? Hero-Cult and Athenian Tragedy ». In J. Davidson, F. Muecke, P. Wilson (eds.), Greek Drama III. Essays in Honour of Kevin Lee. London : 79-98.
2007. Singing for the Gods. Performance of Myth and Ritual in Archaic and Classical Greece. Oxford.
Lacore, M. 1983. « Euripide et le culte de Poséidon-Érechthée », Revue des Études Anciennes 85 : 215-234.
1995/96. « Mort et divinisation des filles du roi d’Athènes dans l’Érechthée d’Euripide », Kentron 11/12 : 89-107.
Larson, J. 1995. Greek Heroine Cults . Madison.
Loraux, N. 1981. Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes. Paris.
1985. Façons tragiques de tuer une femme. Paris.
19932. L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique » . Paris.
1996. Né de la terre. Mythe et politique à Athènes. Paris.
Luce, J.-M. 2005. « Érechthée, Thésée, les tyrannoctones et les espaces publics athéniens ». In E. Greco (ed.), Teseo e Romolo. Le origini di stene e Roma a confronto. Athinai : 143-164.
Nagy, G. 1996. Homeric Questions. Austin.
Parker, R. 1987. « Myths of Early Athens ». In J. Bremmer (ed.), Interpretations of Greek Mythology. London – Sydney : 187-214.
1996. Athenian Religion: A History. Oxford.
Scullion, S. 1999/2000. « Tradition and Invention in Euripidean Aitiology ». In M. J. Cropp, K. H. Lee, and D. Sansone (eds.), Euripides and Tragic Theatre in the Late Fifth Century = Illinois Classical Studies 24/25 : 217-233.
Seaford, R. 1994. Reciprocity and Ritual. Homer and Tragedy in the Developing City-State. Oxford.
« Aitiologies of Cult in Euripides : A Response to Scott Scullion », (à paraître).
Sebillotte Cuchet, V. 2004. « La sexualité et le genre : une histoire problématique pour les hellénistes ». Mètis N. S. 2 : 137-161.
2006. « La place de la maternité dans la rhétorique patriotique de l’Athènes classique (Ve-IVe siècles avant notre ère) : autour de Praxithéa ». In L. Fournier-Finocchiaro (ed.), Les Mères de la Patrie. Représentations et constructions d’une figure nationale. Cahiers de la MRSH – Caen, n°45 : 237-250.
Sissa, G. et Detienne, M. 1989. La vie quotidienne des dieux grecs. Paris.
Sourvinou-Inwood, C. 2002. Tragedy and Athenian Rel igion. Lanham – Boulder – New York – Oxford.
2005. Hylas, the Nymphs, Dionysos and Others. Myth, Ritual, Ethnicity. Stockholm.
Steinrück, M. 1997. Kranz und Wirbel. Ringkompositionen in den Büchern 6-8 der Odyssee. Hildeshem – Zürich – New York.
Zeitlin, F. I. 1996. Playing the Other. Gender and Society in Classical Greek Literature. Chicago – London.

Footnotes

[ back ] 2. Les citations sont tirées de Loraux 1981 : 137, puis 1996 : 4, pour revenir à 1981 : 12, 13 et 14; voir à ce propos les pages ironiques de Detienne 2003 : 39-43.
[ back ] 3. Loraux 1981 : 207-209 ; cf. Euripide, Ion 10 et 24-25.
[ back ] 4. Loraux 1985 : 79-81.
[ back ] 5. Loraux 1981 : 242-245 (cf. aussi 227, 235, 248 ainsi que 180-181et infra note 75) : les Cécropides et leur courotrophie manquée comme « relais » entre Créuse et Athéna.
[ back ] 6. Cette conception pragmatique des « mythes » grecs fait l’objet des remarques introductives dont j’ai assorti l’ouvrage de 2000 : 11-69 ; cf. aussi 1996 : 25-46. Une opportune mise en perspective des aspects apparemment sexistes des « mythes de l’autochtonie », centrés sur la naissance d’Érichthonios, par rapport à l’intervention sacrificielle de Praxithéa et de ses filles dans la guerre conduite par Érechthée contre Eumolpos a été proposée avec brio par Sissa et Detienne 1989 : 238-245.
[ back ] 7. Le problème posé par la date de l’Érechthée est résumé par Jouan & van Looy 2002 : 98-99 ; voir aussi Collard, Cropp, and Lee 1995 : 155 ; pour la période de construction du nouveau temple d’Athéna Polias (cf. Philochore FGrHist. 328 F 67 et Pausanias 1, 27, 1), voir Hurwit 1999 : 200-109 et 316 ; cf. infra note 38.
[ back ] 8. Pour la question controversée de la composition du public des mousikoi agônes aux Grandes Dionysies, voir par exemple Goldhill 1997 : 57-66.
[ back ] 9. Le terme ta palaia fait référence à l’histoire ancienne, pour nous légendaire et mythique, de la cité ; pour la signification de ce terme qui, avec ta arkhaia, correspond à la manière indigène de désigner ce qui nous apparaît comme un « mythe », cf. Calame, 2006a.
[ back ] 10. Les ascendants des protagonistes de l’action dramatisée par Euripide sont exposés par Parker 1987 : 202-205. Selon un ouvrage consacré aux intrigues mises en tragédie et attribuées à l’historien hellénistique Démarate (FGrHist. 42 F 4 = Euripide, Érechthée test. IIIb Kannicht), la plus âgée des filles d’Érechthée aurait été sacrifiée par son père à Perséphone ; selon Pseudo-Apollodore, Bibliothèque 3, 15, 4 (= Euripide, Érechthée test. VIa Kannicht), il s’agit de la plus jeune.
[ back ] 11. Lycurgue, Contre Léocrate 98-104 (= Euripide, Érechthée test. II Kannicht), citant successivement Euripide, Érechthée fr. 360 Kannicht et Homère, Iliade XV 494-499.
[ back ] 12. Quant au renversement constitutif de l’intrigue tragique, voir les remarques d’Aristote, Poétique 10, 1452a14-21 et 11, 1452a22-29.
[ back ] 13. L’intrigue de l’Érechthée a été reconstruite et les fragments existants replacés le long de son fil par Jouan and van Looy 2002 : 100-109, qui tiennent compte d’autres hypothèses à ce propos ; les vers traduits sont ceux du fr. (papyrologique) 370, 21-22 Kannicht. Sans doute l’expression « un attelage de trois jeunes filles » (zeugos tripárthenon) qui constitue le fr. 347 Kannicht (cf. infra n. 31) désigne-t-il, dans une allusion à un mariage transformé en sacrifice, la mort solidaire des trois filles des souverains d’Athènes.
[ back ] 14. Quant à cette double possibilité offerte par les formes du démonstratif de la présence hode à désigner à la fois la réalité fictionnelle représentée sur la scène par le discours dramatique et la réalité que les spectateurs ont sous les yeux, voir les exemples que j’ai donnés en 2004 : 431-437.
[ back ] 15. Thucydide 2, 43, 2-4, avec l’étude critique de Loraux 1993 : 120-141.
[ back ] 16. Pour une synthèse sur les différentes formes et fonctions argumentatives des Ringstrukturen, voir Steinrück 1997 : 81-90.
[ back ] 17. Quant aux emblèmes des deux divinités tutélaires de la cité, cf. Collard, Cropp, and Lee 1995 : 180-181.
[ back ] 18. Euripide, Érechthée fr. 360a Kannicht, avec le commentaire de Lycurgue, Contre Léocrate 101; on se référera à propos de la figure de Praxithéa comme « anti-Clytemnestre » aux pages de Detienne et Sissa 1989 : 232-245. Pour l’exemple d’Hector, cf. supra note 11.
[ back ] 19. Eschyle, Sept 742-749, 804-807, 815-821, etc.; voir notamment à propos de la dissociation tragique entre destin du genos et destin de la polis Seaford 1994 : 344-355.
[ back ] 20. Sur cette combinaison entre référence interne et référence externe dans les gestes de deixis verbale, voir supra n. 14 ; en ce qui concerne à cet égard le rôle du groupe choral à l’exemple de l’Hippolyte, voir Calame 2007 : 55-63.
[ back ] 21. On ne manquera pas de relever, à propos de la polyphonie des points de vue exprimés sur la scène, qu’Érechthée, au terme de la tirade moralisante qu’il adresse à son fils mineur (Euripide, Érechthée fr. 362, 34 Kannicht), se défend d’être gunaikophrôn, « pourvu de sentiments de femme » (un travers qu’il oppose à la sagesse masculine)…
[ back ] 22. En adoptant un point de vue narratologique, j’ai tenté dans plusieurs études d’illustrer la procédure de l’étiologie dans laquelle le poème en performance joue un rôle central d’institution ou de confirmation : voir en dernier lieu l’étude de 2006b ; pour la tragédie dans le cadre de l’idéologie de « l’empire athénien », voir Kowalzig 2006 ainsi que 2007 : 59-102.
[ back ] 23. De ce long thrène conclusif chanté en dochmiaques mêlés de mètres iambiques le papyrus de la Sorbonne ne nous a transmis que des lambeaux correspondant, en particulier pour Praxithéa, avec Euripide, Érechthée fr. 370, 36-54 Kannicht ; pour les tentatives de reconstruction d’un texte lacunaire, voir Collard, Cropp, and Lee 1995 : 189-190.
[ back ] 24. Euripide, Érechthée fr. 370, 55-117 Kannicht ; cf. Héraclite fr. 22 B 93 Diels-Kranz.
[ back ] 25. Euripide, Hippolyte 1423-1430 ; après bien d’autres, j’ai commenté cette conclusion étiologique dans l’étude de 2007 : 61-63.
[ back ] 26. Voir encore Lacore 1995/96 : 105-107. Pour les libations sans vin offertes aux Euménides, voir Henrichs, 1983 : 96-99 ; autres références chez Collard, Cropp, and Lee 1995 : 92.
[ back ] 27. Sophocle, Œdipe à Colone 1518-1532 et 1760-1767 ; sur ce culte héroïque très particulier, en contraste avec celui réservé à Érechthée, voir les références données dans Calame 1998 : 352-355
[ back ] 28. Euripide, Érechthée fr. 370, 90-94 et 45-62 Kannicht ; on pense aux tremblements de terre qui ébranlent le palais de Penthée dans les Bacchantes 585-603 ou celui d’Amphitryon dans l’Héraclès 904-909 : cf. Collard, Cropp, and Lee 1995 : 189-190. Sur le nom de culte Poséidon-Érechthée cf. infra note 41.
[ back ] 29. Euripide, Érechthée fr. 370, 95-98 Kannicht; Sourvinou-Inwood 2003 : 25-30, montre les relations que, par des effets de « zooming », les rituels mis en scène dans la tragédie entretiennent avec la religion des spectateurs.
[ back ] 30. Homère, Iliade II 545-551 ; sur l’existence d’une « recension pisistratide » en relation avec un « texte panathénaïque » de l’Iliade, voir la position critique de Nagy 1996 : 93-108.
[ back ] 31. À partir de l’Atthidographe Phanodémos FGrHist. 325 F 4 (cf. infra note 37 ; voir aussi Hygin, Fables 46, 3-4, qui interprète l’auto-sacrifice des sœurs, solidaires de Chthonia, comme un suicide : se ipse interfecerunt), on se référera à Démaratos FGrHist. 42 F 4 (sacrifice de la fille la plus âgée à Perséphone) ainsi qu’à Apollodore, Bibliothèque 3, 15, 4 et à Hygin, Fables 238, 2 ; Euripide, Ion 275-282 et Érechthée fr. 357 Kannicht ; pour Oréithyia et Borée, cf. Parker, 1987 : 204-205.
[ back ] 32. Euripide, Érechthée fr. 370, 101-114 Kannicht ; cf. Phérécyde FGrHist. 3 F 90 et Cléidémos FGrHist. 323 F 27, selon l’hypothèse formulée par Kearns 1989 : 61-62.
[ back ] 33. Pseudo-Apollodore, Bibliothèque 3, 15, 7-8, avec les autres textes commentés par Kearns 1989 : 62-63 et 202.
[ back ] 34. Sur l’évolution de ces différentes versions de la guerre entre Eumolpe et Érechthée, voir encore l’étude de Parker 1987 : 200-204 ; Kannicht 2004 : I, 391-394, donne les différentes versions de la légende notamment quant à cette guerre exemplaire qui est aussi alléguée par exemple par Platon, Menexène 239b, Isocrate, Panégyrique 68 et Panathénaïque 193, Démosthène, Épitaphios 8 et 27 ; voir aussi Kearns 1989 : 113-115. La tradition éleusinienne attache le roi Eumolpe à la fondation des Mystères: cf. Hymne homérique à Démeter 154 et 475 ainsi qu’Euripide, Érechthée fr. 370, 100 Kannicht, qui donne à Eumolpe de Thrace un fils du même nom (le fondateur des Mystères ? cf. infra n. 37) ; Jouan and Van Looy 2002 : 100-109, tentent une reconstruction de l’intrigue de l’Érechthée à partir de ces différents éléments complémentaires.
[ back ] 35. Marmor Parium, FGrHist. 239 A 12-15, qui distingue Érechthée d’Érichthonios ; celui-ci aurait quant à lui institué le concours du char attelé pour les premières Panathénées et donné leur nom aux Athéniens. Pour les mérites comparés des deux héros, suivant les versions de la légende, voir Brulé 1987 : 13-18.
[ back ] 36. Euripide, Ion 281-282.
[ back ] 37. Euripide, Érechthée fr. 370, 102 et 109 Kannicht ; dans ces vers entièrement fragmentaires la mention d’arrêta au vers 110 et des Kêrukes au vers 114 (cf. Kearns 1989 : 177) semblent attacher l’intervention de Déméter à l’institution des Mystères d’Éleusis. Les Anciens n’ont pas manqué d’intégrer étymologiquement le nom d’Érichthonios à sa légende : cf. Brulé 1987 : 21-23.
[ back ] 38. Cf. Platon, Ménéxène 237d-238a, interprété par Loraux 1996 : 132-135, dans une lecture littérale que corrige opportunément Georgoudi 2002 : 131-133.
[ back ] 39. Cf. Photius, s. v. parthenoi (II, p. 64 Naber) = Suda, s.v. parthenoi (P 668 Adler) = Euripide, Érechthée test. VIb Kannicht, dans une glose qui se réfère à l’Atthis de Phanodémos, FGrHist. 325 F 4 (cf. Kearns 1989 : 60-61 et 201-202, pour quelques témoignages complémentaires). L’atthidographe mentionne au-dessus de Sphendonai une « colline de Hyacinthos » : cf. Henrichs 1983 : 98 n.34 ; sur cette mention conjecturale, voir le commentaire de Jacoby 1954 : I, 178-180, qui insiste sur le fait que le culte héroïque rendu aux filles d’Érechthée doit être distingué des honneurs rendus au Léocorion aux filles du roi et héros éponyme Léos qui se sacrifièrent pour conjurer une famine.
[ back ] 40. Euripide, Érechthée fr. 370, 71-74 Kannicht, vers que Sourvinou-Inwood 2005 : 338-340, compare avec une pratique d’héroïsation et d’immortalisation connue par les spectateurs de la tragédie.
[ back ] 41. Le nom de culte Poséidon-Érechthée est attesté dans l’inscription IG I2, 580 = IG I3. 2, 873 (qui date du milieu du Ve siècle), mais Lacore 1983 : 218-222, plaide pour une identification cultuelle plus tardive ; autres références à ce propos dans le commentaire de Collard, Cropp, and Lee 1995 : 193 ; voir aussi Parker 1996 : 290-293 et surtout Luce 2005 : 142-150 et 152-159, qui donne le texte des inscriptions mentionnant Érechthée avec Poséidon et qui évoque les tentatives des savants modernes de rapprocher Érechthée, par l’étymologie, de la fonction de Poséidon comme ébranleur du sol.
[ back ] 42. Les marturia de l’histoire fondatrice de l’Attique et d’Athènes qui sont vénérés dans le temple d’Athéna Polias dénommé Érechthéion sont mentionnés par Pausanias (cf. 1, 26, 5 et 27, 1-2) à l’occasion de sa visite de l’Acropole ; voir déjà Hérodote 8, 55. Pour la datation du sanctuaire, cf. supra note 7. Cécrops possédait un sanctuaire sur l’Acropole, non loin de l’Érechthéion : cf. Kearns 1989 : 175-176.
[ back ] 43. Aristophane, Lysistrata 1086, 1103 et 1147, avec le commentaire prudent de Henderson 1987 : XXXV et XXXVIII-XL, ainsi que Loraux 1981 : 192-194.
[ back ] 44. On relèvera à ce propos, par rapport à la réalité cultuelle connue des spectateurs qu’aussi bien la prêtrise d’Athéna Polias que celle de Poséidon Érechthée était assumée par le genos des Étéoboutades dont le héros fondateur Boutès est le frère d’Érechthée, tous deux honorés dans l’Érechthéion : cf. Parker 1996 : 242 et 290-292.
[ back ] 45. Cf. Calame 1996, passim.
[ back ] 46. Euripide, Érechthée fr. 360, 50-51 Kannicht, cf. supra n. 1. Dans les tragédies connues d’Euripide le sacrifice d’une vie pour le salut de tous est donc aussi allégué par Iphigénie dans l’Iphigénie en Aulide 1387-1390, et par Macaria dans les Héraclides 579-580 ; de manière générale : 401-409.
[ back ] 47. Quant aux sages métaphoriques du sacrifice tragique de la jeune fille, cf. Loraux 1985 : 38-43 et 62-65; voir aussi, en comparaison avec l’intrigue d’Ion, Zeitlin 1995 : 296-300.
[ back ] 48. Aux remarques sceptiques de Dunn 1996 : 45-63, et de Scullion 1999/2000 : 221-232 qui parlent tous deux d’inventions d’Euripide (voir aussi Lacore 1983 : 231-234), on opposera les objections réalistes bienvenues de Sourvinou-Inwood 2003 : 414-422, et de Seaford, à paraître ; à l’exception d’une note insignifiante chez Dunn 1996 : 212 n. 35, il faut relever qu’aucun de ces auteurs ne prend en compte l’Érechthée. Sur la pragmatique de la procédure étiologique par la force de la performance, voir notamment Kowalzig 2007 : 32-55.
[ back ] 49. Selon la formule conclusive proposée par Sissa et Detienne 1989 : 245.
[ back ] 50. On lira à ce propos les remarques prudentes de Sebillotte Cuchet 2004 : 152-154 ; voir aussi la mise au point de Bruit Zaidman et Schmitt Pantel 2007.