Mise en scène et réglementations du deuil en Grèce ancienne


« Quoi qu’il en soit, s’agissant des mères humaines, quotidiennes et apprivoisées, civilisées par le mariage et porteuses de l’écrit paternel, les citoyens semblent avoir estimé qu’au plus profond de la peine il restait en elles assez d’excès pour qu’il faille enfermer leur deuil dans les limites étroites d’une réglementation » [1] .
Comme le notait préalablement Nicole Loraux : « les cités protègent la sphère du politique contre les conduites et les affects qui risqueraient d’en entamer l’ordre. Le deuil est du nombre, il en est même peut-être un exemple privilégié » [2] . Ainsi, plus simplement, j’aurai pu intituler mon article « Les femmes, le deuil et le politique en Grèce ancienne » et opérer, de cette façon, un raccourci visant à faire du deuil une émanation strictement féminine ou du féminin. Cependant, hommes et femmes portent ostensiblement le deuil.
Après avoir rappelé brièvement les différences entre les hommes et femmes dans les manifestations de deuil (marques corporelles et vestimentaires, comportements et attitudes), je me demanderai comment agit le deuil des premiers et des secondes dans la sphère du politique [3] , comment celui-ci interfère avec la norme politique, autrement dit comment inter-agissent la famille et la cité, comment s’articulent l’individuel et le collectif lors d’un deuil, ce qui permettra d’éclairer certains aspects des réglementations funéraires [4] . Ces dernières ne visent-elles qu’à canaliser un pathos féminin ? Si oui, pourquoi ? Et dans quelle mesure l’expression masculine du deuil est-elle tolérée ? Autrement dit, dans l’expression du deuil, est-ce exclusivement le féminin qui gêne et est inopportun ?

Mise en scène du deuil

La mort est une rupture au sein de la famille comme au sein d’une communauté plus large. Les relations qu’entretiennent les vivants avec leurs morts conduisent ainsi à une restructuration et à une redéfinition du groupe concerné à travers des gestes communs, à la fois normés et spontanés, signes d’affliction, vecteurs d’identité et révélateurs de la solidarité du cercle constitué et réuni autour de la figure d’un défunt.
Ces manifestations de deuil relèvent d’une nécessité sociale et d’une obligation rituelle tant pour les hommes que pour les femmes. Indispensables, conformes aux usages et ostentatoires, elles signalent également à autrui qu’on est source de souillure. De ce fait, porter le deuil, c’est précisément se singulariser.
Tout d’abord, l’individu altère son apparence physique et nuit à la beauté de son corps [5] . Les hommes se coupent ou se rasent les cheveux [6] . Les femmes s’arrachent les leurs, griffent leurs joues et lacèrent leurs voiles, se frappent la poitrine et versent des larmes [7] .
Ces gestes sont une expression du pathos, les signes d’une souffrance. Mais, ils répondent aussi à des normes attendues et reconnues par la société. Aussi le mari trompé, dans Sur le meurtre d’Eratosthène de Lysias, s’étonne-t-il de voir sa femme fardée « trente jours à peine après la mort de son frère » [8] , autrement dit juste après la fin de la période de deuil à Athènes. Se maquiller et donc s’embellir n’est pas conforme aux usages. Ailleurs, un plaideur stigmatise la sœur d’un de ses amis mort quelques jours auparavant au cours d’un voyage en Lycie parce qu’elle n’a pas pris le deuil mais, au contraire, « faisait un sacrifice et célébrait une fête (ethuen kai heôrtazen) » [9] . Une telle attitude est condamnable et témoigne plus largement de l’incompatibilité notoire entre le deuil et la célébration des dieux, entre le deuil et la fête. Comme le remarque aussi Thésée, à propos des Suppliantes : « À plus d’un trait (ruthmos), chez elles, se reconnaît le deuil ; car de leurs yeux séniles, quelle pitié ! Des pleurs (dakru) ruissellent sur la terre. Et leurs têtes rasées (kourai), ainsi que leur costume (peplômata), n’ont point un air de fête (ou theôrika) » [10] .
De plus, se singulariser c’est aussi porter des vêtements à la teinte remarquablement différente, que tout oppose aux tenues ordinaires et aux parures blanches de fête. Himation pour un homme et peplos pour une femme sont généralement noirs ou de couleurs foncées, sauf à Argos, où « les personnes en deuil portent des vêtements blancs, lavés à l’eau » [11] . Ces teintes (kuaneos, melas et phaios) indiquent une étape transitoire, durant laquelle les vivants accompagnent leurs morts [12] ; elles sont une marque de la souillure symbolique qui frappe temporairement ceux qui portent le deuil [13] . En outre, ces parures de deuil sont éventuellement souillées, déchirées ou salies par des larmes, du sang ou de la poussière, comme le suggère la loi, datée du IIIe siècle, de Gambreion, cité de Mysie, non loin de Pergame, qui impose aux femmes le port d’un « vêtement non sali (mê katterupômenên) » [14] .
Ne pas s’y conformer est contraire aux règles de la bienséance. Ainsi, Eschine rappelle à quel point l’attitude de son adversaire politique fut déplacée alors qu’il venait de perdre sa fille unique : « avant de porter le deuil (penthêsai), avant de lui rendre les derniers devoirs, il parut en public, couronné (stephanôsamenos), revêtu d’un vêtement blanc (leukên esthêta) ; il immola des victimes, au mépris des lois les plus sacrées, le malheureux ! Après avoir perdu celle qui, la première et la seule, lui avait donné le doux nom de père » [15] . Démosthène est impie en raison du sacrifice qu’il offre alors qu’il est porteur de miasma, ainsi qu’inconvenant puisque sa tenue de fête ne coïncide pas non plus avec le chagrin qu’il devrait afficher ; pour avoir négligé et rompu le deuil, il contrevient aux normes religieuses et sociales. Cela le disqualifie comme « bon chef du peuple » (khrêstos demagôgos) et « homme de valeur » (khrêstos) pour s’occuper des affaires de l’État (dêmosia). Son attitude face à des événements « privés » (idia) justifie qu’il n’ait pas été un homme de bien (kalos kagathos) en Macédoine : « il a pu changer de lieu, il n’a pas changé de manière d’être (tropos) » [16] .
Corps et vêtements sont ainsi des outils de communication sur lesquels s’inscrivent la souillure symbolique, la douleur, la proximité et l’affinité avec le défunt, ainsi que le lien rompu. On se déshabille provisoirement de ces plus beaux atours. Cette dégradation physique et vestimentaire est signe de deuil ; hommes et femmes doivent nuire rituellement à la beauté de leur corps − ce qui est peut-être aussi un moyen de faire de soi un simulacre du cadavre, dont le corps, au contraire, oint et paré de beaux atours, bénéficie de soins attentifs.
Le registre semble néanmoins plus large du côté des femmes : à partir de l’époque archaïque et nettement à l’âge classique, les sanglots deviennent leur apanage ; « […] lorsqu’ils ne pensèrent plus avec les catégories de l’héroïsme, les hommes firent aux femmes le don des larmes… » [17] . Ainsi, et enfin, se singulariser c’est encore faire entendre sa peine, gémir, crier sa douleur [18] .
Ces comportements renvoient à deux types d’attitudes singulières face au deuil.
Les femmes incarnent la famille comme unité particulière de la cité. Elles sont instrumentalisées pour dire le non renouvellement des générations, l’anormalité de la mort (quand celle-ci frappe leurs enfants, en particulier de jeunes adultes non encore mariés et des nouveau-nés [19] ), mais surtout la rupture du lien familial via le lien maternel. Sur la scène tragique, c’est le propre des Suppliantes, d’Hécube, de Clytemnestre, etc [20] . Dans les cités, c’est sans doute le cas de ces mères qui ont perdu leurs enfants en couches ou encore en bas âge : à Céos, au IVe siècle, « pour une mère dont l’enfant est mort, (le deuil se porte) un an » [21] ; à Gambreion, les femmes portent impérativement le deuil ; en outre, la stèle est placée, notamment, devant le temple d’Artémis Lochia (accoucheuse) [22] .
Les hommes, eux, présentent davantage la famille dans sa continuité. Ils disent la transmission du nom, de la lignée, du foyer, de ses cultes et de ses biens. De ce fait, porter le deuil c’est aussi perpétuer les fondements de la cité. C’est pourquoi, l’héritier d’un oikos se charge de rendre les honneurs funèbres au défunt. En outre, c’est précisément leur piété et la nature du lien au mort que les hommes mettent en avant. Porter le deuil est à la fois un devoir de philia et l’affirmation d’un lien de philia [23] .
En témoignent, entre autres, les plaidoyers des orateurs attiques [24] . D’ailleurs, ces liens sont, à l’occasion, manipulés à des fins personnelles. Ainsi, dans la Succession de Nikostratos, Isée rappelle quels sont parfois les comportements de ceux qui cherchent à capter un héritage : « Cette conduite déjà vous ferait connaître que les gens qui manœuvrent ainsi contre mes clients sont quelques individus étrangers à la famille ; mais il y a encore ce qui s’est passé dès le début. Qui ne s’est pas rasé la tête quand cette somme de deux talents a été apportée d’Aké ? Qui n’a pas porté des vêtements noirs (melas himation), comme si le deuil devait donner un droit de succession ? Que de parents, que de fils adoptés par testaments ont revendiqués les biens de Nikostratos » [25] . De même l’Éginétique d’Isocrate offre un parallèle intéressant. Le plaideur, contrairement à la sœur du défunt, prétend mériter davantage l’héritage de ce dernier ; car en portant le deuil, il dit agir comme un familier (oikeios) suivant la loi et poussé par sa philia : « Et moi, je portais son deuil, comme c’est la coutume pour les familiers. Or je faisais tout cela poussé par mes sentiments et mon amitié pour les deux frères, et non en vue du présent procès […] » [26] . Dans les deux cas cités, porter ostensiblement le deuil est le signe d’un lien et qualifie comme héritier.
L’attestent également les oraisons funèbres [27] . Par exemple, en 322, à l’issue de la première année de la guerre lamiaque, Hypéride rappelle à quel point « il est difficile peut-être de consoler ceux qui passent par de telles épreuves ; car il n’y a ni voix ni loi capable d’endormir leur chagrin ; la nature (phusis) de chacun et sa philia pour celui qui n’est plus fixent les bornes de son deuil » [28] .

Le deuil dans la sphère du politique

S’occuper des morts relève bien d’une obligation légale et rituelle. Pourtant, ces hommes, ces femmes et ces enfants parés de noir, chevelure, corps et visage abîmés, quand ils s’exposent au regard, en deuil, au son des lamentations, et investissent de leur cortège l’espace de la cité, sont source de nuisance et parfois présentés comme un danger de l’intérieur. Pourquoi ? Qu’est-ce qui est en jeu quand le deuil s’immisce dans la sphère du politique ?
Bien évidemment, le souci premier est celui de la contamination de la souillure et des risques, dont on ne peut mesurer l’étendue, que constituent ceux qui ont côtoyé le cadavre, pour la cité, ses habitants, les dieux et les espaces, en particulier, les lieux sacrés. Là, les femmes, en raison de leur nature, précisément de la perméabilité de leur corps, et du rôle qu’elles jouent autour de la dépouille, sont les plus exposées et les plus dangereuses pour autrui [29] .
Mais encore, la mise en œuvre du rituel funéraire a d’autres implications bien connues pour l’époque classique et, en particulier, pour Athènes. En effet, la théâtralisation du deuil, somme toute indispensable, doit, néanmoins, se conformer à une norme, être mesurée, sans quoi le deuil devient faute d’hubris et expression du féminin [30] ; de fait, il s’oppose, dans son essence, à des comportements virils propres aux citoyens. Il est, dès lors, dans ses manifestations, particulièrement « apolitique ». Il ne dit pas l’harmonie et le bon ordre, l’eukosmia, qui devrait régner pour garantir la concorde et l’unité de la cité autour de la cohésion de ses citoyens. Dans la tragédie, tout spécialement, ce registre de l’hubris relève d’un deuil féminin. Ainsi, Admète, au moment de l’ekphora de son épouse, prescrit à tous les Thessaliens « de s’associer au deuil féminin (penthos gunaikos), la chevelure rasée et en vêtements noirs (melampeplos stolê) » [31] . Néanmoins, l’attitude du roi de Phéres dans le deuil caractérise aussi un tyran. Ailleurs, ce deuil est qualifié de « familier » (oikeion penthos) pour signifier que les comportements auxquels il préside n’ont pas à investir l’espace de la cité. Ainsi, dans Antigone de Sophocle, le messager, après avoir annoncé la mort d’Hémon à Eurydice, nourrit l’espoir qu’« il lui répugne de gémir à travers toute la cité (kluousan es polin goous ouk axiôsein) et que c’est dans ses chambres, à l’ombre de son toit, qu’elle s’en va sans doute donner à ses servantes le signal d’un deuil familier (penthos oikeion) » [32] . En effet, non canalisés, ces débordements féminins font peur et deviennent une nuisance sociale, source de désordre [33] .
En revanche, à Sparte, tant les femmes que les hommes sont exemplaires ; l’atteste, entre autres, l’épisode qui suit la défaite de Leuctres de 371 [34] ; Xénophon et Plutarque décrivent ainsi une inversion des manières d’être après l’annonce aux familles des noms des survivants et des défunts : les éphores « recommandèrent aux femmes de ne pas faire de lamentations, et de supporter leur chagrin en silence » [35] , « les pères de ces derniers [des morts], leurs parents par alliance (kêdestai) et leurs familiers (oikeioi) descendirent sur l’agora et se saluèrent, le visage joyeux, pleins d’orgueil et de joie, tandis que les familiers des survivants, comme s’ils étaient en deuil, restaient chez eux avec les femmes ou, s’ils étaient obligés de sortir, montraient dans leur tenue (manière d’être et apparence : skhêmati), leur voix (phônêi) et leur regard (blemmati), leur humiliation et leur consternation » [36] . Ces récits insistent également sur l’andreia des Spartiates et leur dévouement à la cité, tandis que sont stigmatisés les survivants.
Plus largement, des textes mettent aussi en exergue deux peurs ou deux déviances qui ne sont pas simplement le fait des femmes, ni nécessairement une expression du féminin.
La première est qu’un deuil est susceptible de mettre en péril l’unité de la cité. En effet, contrairement à la fête qui dans son essence est rassemblement, joie et beauté éclatante [37] , celui-ci s’y oppose et surtout met entre parenthèses, en principe, les formes les plus élémentaires de sociabilité [38] . De fait, être en deuil, c’est aussi nier temporairement son être social et politique, faire abstraction de soi dans sa relation aux autres (en particulier avec ceux qui ne sont pas concernés par le décès), déserter les affaires de la cité [39] et ne plus honorer les Olympiens [40] .
Or, curieusement, après l’épisode de Leuctres susmentionné, aucun deuil ne perturbe la célébration des Gymnopédies : « Les éphores […] ne laissèrent pas le chœur quitter la scène et la cité perdre son air de fête (heortê) » [41] . La mort n’introduit pas de rupture. On ne cesse pas de célébrer Apollon. Et plus encore, les mères, plutôt que de porter le deuil, manifestent un surcroît de piété à l’égard des dieux et non de leurs fils : « Celle qui attendait le retour du combat de son fils vivant était abattue et silencieuse, tandis que les mères de ceux dont on annonçait la mort se rendaient aussitôt dans les temples et s’abordaient entre elles joyeusement, avec fierté » [42] .
Une telle rupture non maîtrisée semble constituer un danger pour la cité. Dans ce contexte, des funérailles publiques présentent un intérêt tout particulier. Elles permettent, en effet, aux vivants, par la célébration du courage, de la timê et de l’eukleia (la réputation) des soldats morts, de trouver « un adoucissement à leur deuil (parapsukhên tôi penthei) » [43] et surtout de passer des lamentations à l’éloge [44] . Un cérémonial, où le deuil et les obsèques se muent en fête, où les vêtements blancs se substituent aux noirs, ainsi que les éloges et hymnes aux lamentations, est analogue dans son principe. Platon préconise une célébration de ce type pour les funérailles des correcteurs (euthunoi) des Lois : « Quand ils mourront, l’exposition de leur dépouille, leur convoi funèbre, leur tombeau les distingueront des autres citoyens. Tout le monde sera vêtu de blanc. On s’abstiendra de chants funèbres et de lamentations » [45] . Ces honneurs les distinguent des simples mortels et les apparentent à des « fondateurs » héroïsés. Des hommes illustres et des bienfaiteurs de cités de l’époque hellénistique ont eu de telles funérailles [46] . Ainsi, le Corinthien Timoléon, qui fut maître de Syracuse de 346 à 337, chassa Denys le Jeune, puis imposa la paix aux Carthaginois et rétablit les lois, est honoré à sa mort en 337/336, dans cette même cité, comme un père et un oikistês : « Ce fut une cérémonie splendide. […] Plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes accompagnèrent le convoi. Le spectacle ressemblait à une fête (heortê) : tous étaient couronnés et portaient des vêtements blancs. Les cris et les larmes se mêlaient aux éloges du mort » [47] . En 213/212, les obsèques d’Aratos, à la fois refondateur de Sicyone, après la mort du tyran Nicoclès, et stratège de la confédération achaienne, sont comparables : « Ils changèrent aussitôt le deuil en fête (eis heortên) : couronnés et vêtus de blanc, au milieu des péans et des chœurs, ils ramenèrent d’Aïgion le corps dans leur cité » [48] . Les valeurs s’inversent. La célébration s’apparente à une fête (heortê) et devient éminemment politique.
La seconde inquiétude concerne la manipulation de la mort et du deuil à des fins politiques, la peur de formes de vengeance ou encore d’une stasis.
De nombreux travaux insistent, en effet, sur le fait que les femmes par leurs lamentations et des invocations à la tombe attirent l’attention, puis la compassion, et constituent dès lors une menace sociale, un danger ; en effet, par une semblable attitude, elles sont susceptibles de développer la colère, un sentiment de vengeance et d’être à l’origine d’une vendetta [49] . En ce sens, les pleurs ainsi que les toilettes sombres apparenteraient ces femmes, « provisoirement, le temps du deuil, au groupe des Érinyes », ces terribles démons vengeurs qui pourchassent les auteurs de crimes contre la famille, à l’aspect « sombre et repoussant », et « auxquels, […], le port de peploi blancs est refusé » [50] .
Néanmoins, une crainte de même nature justifie, sans doute, que Périclès, dit-on, « sur le point de mourir », se vante de « ce qu’il y a de plus grand et de plus glorieux dans ma vie : c’est que jamais je n’ai fait prendre un manteau noir (melan himation) à aucun Athénien » [51] . Formule curieuse, sauf si elle renvoie à l’absence de morts inutiles et donc à ses qualités conjointes d’homme politique et de stratège capable de préserver la paix civile. La situation est tout autre à Athènes en 406. En effet, après la bataille des Arginuses, lors des Apatouries, Théramène et son groupe d’amis organisent « une manifestation d’hommes vêtus de manteaux noirs (melana himatia) et tondus ras », investissent l’assemblée et obtiennent la condamnation des stratèges qui n’ont pas recueilli les corps des naufragés [52] . Cette mise en scène, toute masculine, du deuil suggère à quel point un groupe particulier (ici, ces hommes agissent comme s’ils étaient les parents (suggeneis) des morts) peut, certes, troubler le fonctionnement des institutions, voire les déstabiliser [53] , mais aussi et surtout être vecteur de violence en réclamant justice (qu’on punisse ceux qui n’ont pas rendu les corps des défunts pour les funérailles). N’y aurait-il pas eu appel à la vengeance sans condamnation des généraux et peut-être stasis ? [54]
Ces éléments permettent de mieux comprendre certains aspects des réglementations funéraires qui visent à limiter et à canaliser le deuil.

Lois sur le deuil

Ces réglementations s’attaquent, en effet, notamment aux démonstrations de deuil comme spectacle visuel et sonore et, en cela, plus particulièrement à l’ekphora, la procession qui traverse la cité et conduit le défunt jusqu’à sa tombe [55] . Elles sont, en premier lieu, somptuaires [56] . Néanmoins, elles s’avèrent également en partie dirigées « contre les femmes, leur affectivité et leurs débordements » [57] , autrement dit contre l’expression d’un pathos féminin, mais pas seulement. Ainsi, à Athènes et à Iulis, durant l’ekphora, derrière les hommes, leur participation semble dissimulée. N’est-ce pas une façon de mettre en avant les liens de philia plutôt que la rupture consécutive à un décès ? De plus, leur présence est limitée. Ces mêmes cités, en effet, définissent précisément la qualité des miainomenai et réduisent leur nombre ; si possible, les femmes en âge d’avoir des enfants en sont exclues. Cette mesure garantit, probablement aussi, leur fonction de génitrices œuvrant pour la régénération des foyers domestiques et par là même de la cité [58] . À cet égard, Hésiode conseille à Persès : « Ne fais pas d’enfants au sortir de tristes funérailles, mais au retour d’un festin des dieux » [59] .
Enfin, elles contraignent tant les hommes que femmes à afficher le deuil et à s’extraire de la vie civique avec mesure. En ce sens, des prescriptions concernent, tout d’abord, les marques visibles du deuil. Elles s’attaquent aux marques corporelles − à Athènes, depuis Solon, par exemple, il est interdit aux femmes de se meurtrir le visage et de se frapper la poitrine [60] − et à l’ostentation vestimentaire, suivant une hiérarchie précise. Ainsi, sur l’île de Céos, les signes visibles du deuil sont proscrits pour les hommes et les femmes, sauf les mères : « Concernant les morts, pour les hommes, le deuil ne se porte ni sur les vêtements ni sur la chevelure (ouden…prei esthêta ê kouran) ; pour une mère dont l’enfant est mort, (le deuil se porte) un an » [61] . La prescription vise à la fois l’expression et le temps du deuil. À Gambreion, des dispositions de la loi sont comparables ; elles contribuent à rendre un deuil plus discret en en amenuisant les signes ou en les supprimant tout simplement : « Que les femmes de Gambreion observent la loi selon laquelle les femmes en deuil porteront un vêtement gris [ou brun selon l’interprétation du terme phaios] qui ne soit pas sali ; les hommes et les enfants en deuil porteront un vêtement gris [ou brun] ou bien, s’ils ne le veulent pas, blanc » [62] . Le deuil se porte en demi-teinte. Néanmoins, les femmes doivent porter le deuil ostensiblement, contrairement aux hommes et aux enfants qui bénéficient d’un choix tout relatif.
En outre, des prescriptions s’attaquent aussi aux signes audibles du deuil [63] . Le silence est imposé durant l’ekphora. Règle générale, elle vaut tant pour les femmes que pour les hommes ; ainsi à Catane au VIIe siècle [64] , à Marseille, à Iulis au Ve siècle et à Delphes pour les Labyades vers 400 [65] . De même, thrènes et lamentations sont interdits sur les tombeaux des morts plus anciens, à Athènes et, aussi après l’enterrement, à Delphes [66] .
De plus, elles interdisent tout rassemblement inopportun [67] .
Enfin, elles limitent la durée du deuil. Par exemple, à Gambreion : « Que le quatrième mois, les hommes quittent le deuil et les femmes le cinquième ; qu’elles abandonnent toute pratique funèbre (kêdeia) et quelles sortent impérativement pour participer aux processions prescrites expressément par la loi » [68] . Vêtements de deuil et épanchements sont circonscrits dans le temps, un peu moins pour les femmes, peut-être des mères dont les enfants seraient morts, comme à Céos. Aussi, garantir l’ordre public et le bon fonctionnement de la vie sociale, politique et religieuse, est-ce contraindre ces dernières à fréquenter de nouveau les sanctuaires et participer, notamment, à la célébration des Thesmophories, indispensable au renouvellement des générations et à la survie de la cité (la stèle est placée, entre autres, « devant les portes du Thesmophorion » [69] ).
L’exécution du rituel funéraire remet en question l’harmonie de la cité et rompt l’équilibre des rapports sociaux et politiques [70] . En définitive, quelle que soit la prescription, l’idée centrale est d’atténuer, voire de mettre fin à cette opposition majeure entre deuil et fête, entre deuil et vie politique pour restaurer l’unité de la cité, l’eukosmia et l’euphonie [71] ; il faut réguler et mettre un terme à cette période durant laquelle les endeuillés s’excluent des autres groupes de sociabilité [72] . La cité circonscrit la souillure, mais se prémunit aussi contre des attitudes et des comportements proprement familiaux et, par conséquent, préserve son intégrité politique et sa cohésion, ainsi qu’elle promeut la pérennité du temps civique.
Dans une certaine mesure, en restreignant la présence des femmes et en bannissant meurtrissures et lamentations durant l’ekphora, ces réglementations visent à promouvoir des funérailles sobres et viriles à l’image de l’idéal de la cité, au moins à partir de l’époque archaïque. Ce qui gêne et est perçu comme un éventuel vecteur de trouble dans le deuil, mais c’est insuffisant, c’est le féminin comme expression du particulier, qui menace l’ensemble de la communauté.
En fait, ces comportements propres au deuil deviennent problématiques pour une cité, quand ils constituent un domaine et un espace du particulier – de la famille dans sa singularité, par exemple [73] .
Les femmes et le féminin ne sont qu’un aspect du registre plus large de la distinction. En effet, les textes, dans des répertoires différents, montrent que dans son essence, son organisation et ses manifestations le deuil s’oppose à la fête, et par là même à l’unicité de la cité. Ainsi, même si la mort reste un opérateur fort de sociabilité, la célébration des défunts ne concerne le plus souvent qu’un groupe restreint. Aussi ces réglementations sont-elles des lois de contrôle social, politique et religieux. Elles circonscrivent le groupe porteur de miasma, favorisent la cohésion sociale et politique, en même temps qu’elles assurent l’harmonie des relations entre les hommes et leurs divinités protectrices.
L’idée générale est de faire que les individus se retirent le moins possible et le moins longtemps possible de ce qui définit et constitue la vie en cité : notamment, les réunions entre amis, la participation aux assemblées et aux autres charges politiques (magistratures, etc.), la fréquentation des sanctuaires, la célébration des dieux et les fêtes de la cité ; de même, on craint tout appel à la vengeance, source plus que probable de stasis. En faveur de l’unité et de la paix intérieure, via le deuil, ce qui est en question, ce sont des attitudes « antipolitiques », précisément, « tout comportement qui détourne, refuse ou met en danger, consciemment ou non, les réquisits et les interdits constitutifs de l’idéologie de la cité, laquelle fonde et nourrit l’idéologie civique » [74] . Mais, ces attitudes ne sont pas seulement ou pas nécessairement féminines. Contrairement à l’idée séduisante que développait N. Loraux : « veiller au deuil », ce n’est pas « d’abord s’occuper des femmes » [75] , ni non plus seulement « réprimer la féminité en l’homme ».

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Footnotes

[ back ] 1. Loraux 1990 : 116-117.
[ back ] 2. Loraux 1990 : 35.
[ back ] 3. Pour une mise au point et une définition du politique à la croisée des institutions, des pratiques collectives et des « manières de vivre propres aux citoyens (les nomoi, les tropoi, ou les epitêdeumata) » (p. 306) : Azoulay et Ismard 2007 : 271-310 ; Bordes 1982.
[ back ] 4. Sur les funérailles, le deuil et les réglementations funéraires, entre autres : Kurtz and Boardman 1971 ; Alexiou 1974 : 14 sq. ; Garland 1985 ; Georgoulaki 1996 : 95-120 ; Frisone 2000 et infra n. 55, 56 et 57.
[ back ] 5. Au fil d’un développement relatif à l’action de « se couronner » comme acte qui plaît aux dieux, contraire dans sa nature au fait d’être difforme, laid (amorphos) et mutilé (kolobon), Athénée, XV, 674f-675a, cite Aristote, Banquet, (fr. 101 Rose), à propos des comportements propres au deuil : « Voilà pourquoi, quand on est en deuil, nous paraissons faire tout le contraire. Pour marquer notre sympathie (homopatheia) pour le défunt, nous nous défigurons, non seulement en coupant nos cheveux mais aussi en nous ôtant nos couronnes ». Ainsi, porter le deuil, c’est précisément s’enlaidir. Un tel état est signifié par une altération physique et vestimentaire (un accoutrement particulier) connue et reconnue de tous, autrement dit normée ; il empêche et interdit de se présenter devant les dieux.
[ back ] 6. Euripide, Alceste 422-427 et 512 : « Qu’est-ce que ces cheveux coupés qui annoncent le deuil ? ». Les cheveux sont un des sièges de la beauté.
[ back ] 7. Dans un registre tragique : Euripide, Suppliantes 71-78 : « Voici qu’aux sanglots, nouvel assaut, d’autres sanglots succèdent, et que résonnent des mains d’esclaves. Allons ! À l’unisson de mes douleurs, allons ô mes sœurs de souffrance ! C’est le chœur qu’Hadès préfère : labourez vos joues, ensanglantez vos ongles blancs, empourprez vos chairs : tel est aux trépassés l’hommage des vivants » ; id. Troyennes 790-796 : « O mon enfant, ô fils de mon pauvre fils, violence inique, on nous prend ta vie, à ta mère et à moi ! Que devenir ? Que puis-je, infortunée, faire pour toi ? Nous t’offrons ces blessures à nos têtes et ces coups à nos poitrines ; voilà tout notre pouvoir. Adieu, cité, , enfant ! » (trad. H. Grégoire et L. Parmentier, « CUF », modifiée), et 1235-1237.
[ back ] 8. Lysias I, Sur le meurtre d’Eratosthène 14.
[ back ] 9. Isocrate XIX, Éginétique 40.
[ back ] 10. Euripide, Suppliantes 94-97. Cf. aussi Eschyle, Choéphores 21-31 : « Un ordre m’envoie hors du palais accompagner des offrandes funèbres d’un battement de bras rapide. Voyez : sur ma joue aux entailles sanglantes l’ongle a tracé de frais sillons − car les sanglots, c’est chaque jour que s’en nourrit mon cœur − et, faisant crier le lin des tissus, ma douleur a mis en lambeaux les voiles drapés sur mon sein : toute ma joie m’a fuie sous les maux qui m’ont frappée » ; Euripide, Suppliantes 48-51 : « Vois à mes paupières de pitoyables pleurs. Vois ma vieille chair ridée que meurtrissent mes ongles » et 87-89 : « De qui sont ces sanglots ? Qui donc se frappe ainsi la poitrine ? Et qui pleure des morts ? » ; id. Hélène 1184-1190 : « Arrêtez ! Car je vois ceux que je poursuivais, ici même, devant mon palais ; ils n’ont pas encore pris la fuite ; hé toi ! Pourquoi ces noirs vêtements (peplous melanas) sur ton corps remplacent-ils tes voiles blancs, et pourquoi donc le fer a-t-il tranché ta noble chevelure, pourquoi ces pleurs à flots inondent-ils ta joue ? » ; id. Iphigénie à Aulis 1437-1438 : « Alors ne va pas te couper de boucles de cheveux, ne revêts pas ton corps de vêtements noirs (melanes peploi) » et 1448 ; id. Phéniciennes 317-326 : « Oh ! mon enfant, tu fis le vide, en la quittant, dans la maison paternelle, quand tu fus chassé en exil par l’outrage d’un frère, pour le regret de tes amis, pour le regret de Thèbes ! C’est pourquoi, je me rase mes cheveux blancs, offrande éplorée que je fais à mon deuil ; je ne revêts plus de blancs vêtements (apeplos phareôn leukôn), mon enfant ; vois à leur place, les tristes haillons noirs (dusorphnaia truchê) qui me couvrent » ; id. Électre 140-149.
[ back ] 11. Plutarque, Moralia 270F, Question romaine 26. Sur les couleurs : Radke 1936 ; Cullam 1986. Gage 2008, en particulier pp. 11-16 ; Wagner-Hasel 2000a : 157 et 160 à propos de la théorie des couleurs d’Aristote et de celle de Démocrite ; Grand-Clément 2006, en particulier le chapitre 6 « Couleurs et systèmes symboliques », p. 432 sq. ; Carastro 2009.
[ back ] 12. Grand-Clément 2006 : 468-469.
[ back ] 13. Sur la mort comme source de souillure à caractère très contagieux : Moulinier 1952 : 77-78 et 92 ; Douglas 1966 ; Parker 1983 : 60-70.
[ back ] 14. LSAM 16 l. 6. Sur les couleurs, à propos de cette loi : Stavrianopoulou 2005.
[ back ] 15. Eschine III, Contre Ctésiphon 77-78 (trad. G. de Budé et V. Martin, « CUF », modifiée) ; Démosthène est, de ce fait, qualifié de misoteknos, d’homme qui déteste ses enfants et de mauvais (ponêros) père (§ 78). En revanche, Plutarque, Moralia 119C (Consolation à Apollonios 33), propose une interprétation différente de l’attitude de l’orateur athénien : celle-ci est comprise comme une marque de noblesse (voir la note suivante).
[ back ] 16. Quelques siècles plus tard, en effet, Plutarque, Moralia 118C-119E (Consolation à Apollonios 33), ne se soucie pas de l’exécution du rituel funéraire en tant que tel, ni en particulier de la contamination liée à la souillure de la mort, quand il brosse les portraits d’hommes qu’il juge courageux. Ces derniers ont tous perdu un enfant, mais n’ont pas pour autant pris le deuil et cessé leur activité politique ou bien cultuelle. En cela, il les loue. Par exemple, Périclès, alors que ses deux fils sont récemment décédés, « couronne en tête, suivant l’usage de sa patrie, et vêtu de blanc, n’en continua pas moins de haranguer le peuple […] » (118F) ; Xénophon, après l’annonce de la mort de son fils Gryllos, « remettant la couronne sur sa tête, […] termina le sacrifice » (119A). Cf. note 5. Leur tempérance (sophrosunê) est le signe de leur noblesse (eugeneia), grandeur d’âme (megalophrosunê), simplicité (litotês et apheleia), équilibre (eusthatheia) – des qualités caractéristiques, en fait, de l’éthique morale de l’élite à l’époque impériale. Voir Strubbe 1998, en particulier p. 56 ; Skountakis 2006, précisément pp. 258-259.
[ back ] 17. Monsacré 1984 : 201.
[ back ] 18. Loraux 1999 : 85 parle à ce sujet d’une introduction « dans l’univers bien clos de la vie civique [de] quelque altérité de l’intérieur – femmes hurlantes, cris “barbares”, musique “orientale” » ; je préfère y voir un témoignage de la singularité du deuil, à la fois propre à chacun et reconnu par tous ainsi que normé dans son expression.
[ back ] 19. Sur les enfants et les jeunes adultes morts comme catégorie spéciale : Vérilhac 1978-1982 ; Garland 1985 : 80-87 n. 4.
[ back ] 20. Euripide, Suppliantes 79-86 ; Hécube 98-121 et Iphigénie à Aulis 1433-1467.
[ back ] 21. Héraclide du Pont, FHG II IX 4, p. 215.
[ back ] 22. LSAM 16 l. 32-33.
[ back ] 23. Voir, par exemple, De Schutter 1989 : 53-66 et 1991 : 219-243.
[ back ] 24. Par exemple, Isée VII, Sur la succession d’Apollodore 30 ; II. Sur la succession de Ménéklès 36-37.
[ back ] 25. Isée IV, Succession de Nikostratos 7.
[ back ] 26. Isocrate XIX, Éginétique 40-41 (trad. G. Mathieu et É. Brémond, « CUF », légèrement modifiée).
[ back ] 27. Par exemple Lysias, Epitaphios 73, à propos des parents des soldats tombés pendant la guerre de Corinthe qui s’achève en 386 : « Est-il un mal plus incurable, après avoir mis au monde et élevé ses enfants, que de les ensevelir ? De se voir, dans la vieillesse, sans force, privé de toute espérance, sans amis, sans ressources, […], d’inspirer aujourd’hui la pitié ? » ; Démosthène, Epitaphios 32 : « Quant à leurs familiers, qui vivent, ils sont pitoyables d’être privés de pareils héros et d’être sevrés d’une société intime et agréable », au sujet des soldats morts à Chéronée en 338.
[ back ] 28. Hypéride, Epitaphios 41.
[ back ] 29. Sur le corps des femmes comme source, réceptacle et élément de transmission de la souillure : Cole 1992 : 107 et 2004 : 105 et 113.
[ back ] 30. Cette idée se trouve déjà chez un auteur de l’époque archaïque comme Archiloque de Paros, Fr. 1 (voir note 38). Comme l’affirme Euripide par la voix de Mégara dans Héraclès 536 : « La femme sait, moins bien que l’homme, contenir sa douleur » ; cf. aussi Platon, Phédon 117d, où Socrate désapprouve les larmes de Criton et rétorque : « Si pourtant j’ai renvoyé les femmes, c’est pour cela surtout, pour éviter de leur part semblable faute de mesure ». Dans un registre comparable, cf. Plutarque, Solon XXI, 7 : « La plupart de ces défenses subsistent encore dans nos lois. On y a même ajouté que ceux qui contreviennent à ces règlements seraient punis par les gynéconomes, comme étant sujets à la sensiblerie féminine qui fait commettre tant de fautes et d’extravagances dans les manifestations du deuil » ; id. Moralia 118C-119E (Consolation à Apollonios 33), où Plutarque incite son épouse à offrir le spectacle de la « simplicité » comme un « anti-spectacle » de l’excès qui accompagne habituellement la célébration du rituel funéraire et Moralia 113A : « Le législateur des Lyciens… avait prescrit à ses concitoyens, lorsqu’ils mèneraient le deuil, de s’envelopper dans des vêtements de femme pour le faire : il voulait montrer par là que les marques de tristesse sont l’affaire des femmes et ne conviennent point à des êtres virils dont la vie est bien réglée et qui prétendent avoir reçu une éducation d’homme libre. C’est vraiment le signe d’un caractère efféminé, faible et sans noblesse, que de s’abandonner au deuil (thêlu gar ontôs kai asthenes kai agennes to penthein) ; les femmes y sont plus portées que les hommes, les barbares plus que les Grecs, les hommes vulgaires plus que les hommes supérieurs… » et Valère Maxime, Faits et dits mémorables 13 : « C’est pour cela que les Lyciens ont raison, quand ils se trouvent en deuil, de se mettre des vêtements de femmes, pour que l’indignité de cette tenue les pousse à vouloir se débarrasser plus vite d’une tristesse stupide ». [ back ] Sur les femmes et le deuil : Humphreys 1980 ; Pomeroy 1995 ; Van Wees 1998 ; Stears 1998 ; sur les perspectives de Plutarque caractéristiques de l’époque impériale et les émotions de femmes : Skountakis 2006.
[ back ] 31. Euripide, Alceste 422-427.
[ back ] 32. Sophocle, Antigone 1246-1249 (trad. J. Irigoin, « CUF », modifiée).
[ back ] 33. Garland 1989 : 5. Voir infra n. 49.
[ back ] 34. Sur les mères, en particulier : Plutarque, Agésilas XXIX, 7.
[ back ] 35. Xénophon, Helléniques VI, 4, 16.
[ back ] 36. Plutarque, Agésilas XXIX, 5-6 ; Xénophon, ibid.
[ back ] 37. Voir, entre autres, La fête, pratique et discours. Annales littéraires de l’Université de Besançon 262, Paris, 1981.
[ back ] 38. Après la mort de Patrocle, Achille « ne participe plus aux repas [et reste] à l’écart de la vie sociale, du banquet. […] La consommation de nourriture marque bien une étape de transition, puis de réintégration dans la norme » : Monsacré 1984 : 188-190. Au début du VIIe siècle, Archiloque de Paros, Fr. 1 (édition « CUF » par F. Lasserre et A. Bonnard), exhorte un dénommé Périclès à rallier les joies de la convivialité masculine et les fêtes de la cité : « Les funérailles gémissantes (kêdea stonoenta), Périclès, pas un de nos concitoyens ne songe à les blâmer : plus de joie dans nos banquets, ni dans les fêtes de la cité. Mais rapidement, supportez vos souffrances (prenez courage) et repoussez le deuil féminin (gunaikeion penthos) » ; cf. id. Fr. 5 : « Ni à pleurer, je ne guérirai ma peine, ni même je ne me porterai mal en poursuivant les plaisirs et les banquets ». La tragédie, mais pas exclusivement, exploite ce thème à l’envi. Sur cette opposition prégnante entre deuil et fête : Euripide, Électre 175-182 : « Ni vers les splendeurs de la fête, ni vers les colliers d’or, amies, hélas ! ne s’envole mon âme. Je n’irai point former des rondes avec les jeunes Argiennes, ni marquer du pied la cadence. Je pleure tant que la nuit dure, et c’est à pleurer mon malheur que tout le jour se passe encore » ; id. Alceste 760-764 ; 804 et 815 ; Ménandre, Aspis 216-217, sur les déboires d’un cuisinier qui perd son travail quand la mort frappe une maison.
[ back ] 39. Comme le rappelle Démosthène, Epitaphios 32, après la défaite de Chéronée, « les affaires de la patrie sont abandonnées et ce n’est partout que larmes et deuils ». À cet égard, Loraux 1990 : 44 signale qu’à Tégée la loi interdit aux magistrats de participer aux funérailles : cf. LSGS 31 l. 7 et le commentaire ; néanmoins, l’idée est peut-être surtout de garantir au mieux leur pureté rituelle.
[ back ] 40. Euripide, Suppliantes 94-97 : sur l’opposition entre la joie de rendre grâce aux dieux et des « visages lugubres » ; à Iulis, « au troisième jour et lors des eniausia, ceux qui les célèbrent seront rituellement purs, mais qu’ils n’aillent pas dans un sanctuaire » (LSCG 97 l. 39-46). Cf. aussi supra n. 5 et 9.
[ back ] 41. Plutarque, Agésilas XXIX, 3. Chez Xénophon, Helléniques VI, 4, 16, seuls les éphores se livrent à la douleur (elupounto).
[ back ] 42. Plutarque, Agésilas XXIX, 5. Serait-ce un signe d’hubris, mais inversé ?
[ back ] 43. Entre autres, Démosthène, Epitaphios 32 et 35-37. Voir aussi, sur la célébration des soldats morts lors de la première année de la guerre lamiaque, en 322, Hypéride, Epitaphios 27-29 et 41, ainsi qu’un parallèle chez Platon, République 604b. Sur tout cela, évidemment, Loraux 1981.
[ back ] 44. Hypéride, Epitaphios 41.
[ back ] 45. Platon, Lois 947b. La prothesis dure un jour comme à Athènes. Le convoi funèbre, ekphora, a une coloration très militaire (avec, entre autres, la présence de jeunes gens en armes) ; en outre, les femmes mariées en âge de procréer (donc celles qui ont des relations sexuelles) sont interdites : sont-elles considérées comme impures ? Ou bien, au contraire, préserve-t-on leur aptitude à porter des enfants et à enfanter sans être contaminées par une souillure durant cette période, même si les défunts ne sont pas des morts ordinaires ? Voir infra, en particulier, n. 58 et 59.
[ back ] 46. Voir Gauthier 1985 : 60-63 sur le culte des bienfaiteurs, en particulier des honneurs funèbres en liaison avec un culte héroïque ; Quaß 1993 ; Pierart 2001 : 153-166. À titre de comparaison, pensons aussi à des honneurs funèbres analogues rendus par des cités à des femmes, juste après leur décès, pour leurs activités et qualités personnelles (à la période hellénistique, surtout) et par égard pour leur famille (à l’époque impériale) : par exemple, Sève 1979 : 327-359, à propos des funérailles grandioses d’Apollonis auxquelles s’associe la cité dans son entier ; Savalli-Lestrade 2003 ; Van Bremen 1996 : 156-170 ; Bielman et Frei-Stolba 1998 ; Skountakis 2006 : 259-260.
[ back ] 47. Plutarque, Timoléon XXXIX, 1-3.
[ back ] 48. Plutarque, Aratos LIII, 4.
[ back ] 49. Alexiou 1974 : 21-22 ; Foley 2001 : 23, 25 et 35 ; Seaford 1994. Sur les réglementations funéraires comme législations sur les émotions et « l’excès théâtralisé » : Chaniotis 2006 : 219.
[ back ] 50. Eschyle, Euménides 52 ; 352 et 370 ; Sept contre Thèbes 977. « La noirceur apparaît ici comme la négation de la blancheur, un châtiment qu’on leur inflige, une forme de stigmatisation, qui leur interdit le vêtement de fête » : Grand-Clément 2006 : 469-470, mais à propos d’un parallèle entre ces divinités de la vengeance et les Choéphores dans la tragédie éponyme d’Eschyle. Voir aussi le dossier : Avez-vous vu les Érinyes ?, Mètis n. s. 4 (2006), pp. 9-93.
[ back ] 51. Plutarque, Périclès XXXVIII, 4.
[ back ] 52. Xénophon, Helléniques I 7, 7-8.
[ back ] 53. Loraux 1990 : 43.
[ back ] 54. Ce n’est que conjecture. Néanmoins, la colère peut être source de violence. Dans un autre registre, lire par exemple, Scheid-Tissinier 2007. Plus largement, sur les émotions : Foxhall 1998 ; Konstan 2006 : 41-76 sur la colère.
[ back ] 55. Gherchanoc 1997 ; Kavoulaki 2005.
[ back ] 56. Elles limitent le coût et la quantité du matériel funéraire transporté et le faste des tombes. De fait, l’interprétation traditionnellement admise fait des législations funéraires des mesures anti-aristocratiques visant le luxe et la dépense. Voir Ampolo 1984a et 1984b ; Murray 1987 ; Zinserling 1991.
[ back ] 57. Loraux 1990 : 44. Se référer aussi à Engels 1998 ; Bernhardt 2003.
[ back ] 58. Pour Athènes, cf. [Démosthène], XLIII. Contre Macartatos 62-64 : « Dans le convoi, les hommes marcheront devant, les femmes derrière. Les femmes n’auront droit de pénétrer dans la maison du mort ou de suivre son convoi jusqu’à la tombe que si elles ont plus de soixante ans ou si elles sont parentes (prosêkousai) en deçà du degré d’enfant de cousin. Aucune femme ne pourra non plus pénétrer dans la maison après l’enlèvement du corps, à l’exception des parentes susdites… » ; Platon, Lois 947c. Pour Iulis, cf. LSCG 97 l. 18-20 : « Les femmes qui suivront les funérailles ne précèderont pas les hommes qui accompagnent le corps » ; sur la qualité et le nombre des « polluées » : « Sont porteuses de souillure sa mère, sa femme, ses sœurs et ses filles et, en plus d’elles, pas plus de cinq femmes, et les enfants des filles et des cousins. Personne d’autre » (l. 25-29). Voir Kurtz and Boardman 1971 : 144 ; Garland 1985 : 24 et 138 ; Wagner-Hasel 2000b.
[ back ] 59. Hésiode, Les travaux et les jours 735-736. Voir Parker 1983 : 53 et 70 n. 123 sur l’incompatibilité entre la mort et la reproduction ; Pierart 2001 : 158. Sur l’impossibilité de mêler mariage et mort à propos du « prétendu » suaire de Laërte tissé par Pénélope dans l’Odyssée : Papadopoulou-Belmehdi 1994 : 113-116. Pour une interprétation des lois funéraires comme outil pour réguler les relations entre les vivants et les morts en vue d’ordonner l’espace de la cité archaïque et limiter la propagation de la souillure : Blok 2006 : 197-247 ; Chaniotis 2006 : 222.
[ back ] 60. Plutarque, Solon XII, 8 : « Il accoutuma les Athéniens […] à plus de mesure dans les manifestations du deuil, incorporant aussitôt certains sacrifices aux funérailles et en supprimant des pratiques rudes et barbares, auxquelles la plupart des femmes s’astreignaient auparavant » et XXI, 5-6 : « Il édicta une loi […] pour réprimer le désordre et la licence […]. Il leur interdit de se meurtrir la peau en se frappant, de faire des lamentations affectées et de pleurer sur un autre que celui dont on fait les funérailles […] ».
[ back ] 61. Héraclide du Pont, FHG II IX 4, 215.
[ back ] 62. LSAM 16 l. 4-9. Voir Mills 1984, en particulier pp. 260-261 et 265.
[ back ] 63. Héraclide du Pont, FHG II XXX 2, p. 221 : « Chez les Locriens, il n’est pas permis de se lamenter sur les morts mais, lors des funérailles, on offre un repas de fête ».
[ back ] 64. Si le préambule des lois de Charondas que reproduit Stobée est authentique, ce qui est douteux.
[ back ] 65. Catane : Pour honorer les morts, « il ne faut ni pleurs, ni lamentations » (Stobée, Florilège XLIV, 40) ; Marseille, peut-être à l’époque archaïque : Valère Maxime, Faits et dits mémorables II 6, 7c : « On amène les morts à leur sépulture en les transportant sur un chariot, sans lamentations ni plaintes » ; Iulis : LSCG 97 l. 10-12 : « Le mort sera transporté entièrement caché, en silence, jusqu’au tombeau » ; Delphes : CID I 9 C l. 31-36 : « On portera le mort voilé dans le silence ; […] et on ne fera pas de lamentations hors de la maison avant d’arriver au tombeau ». Platon, Lois 960a, pour la cité des Magnètes, préconise des mesures comparables : « Il faut interdire de chanter des thrènes et de produire des cris hors de la maison […], qu’on ne crie le long de la route pendant le cortège ; veiller à ce que le cortège soit en dehors de la cité avant le jour ».
[ back ] 66. Pour Athènes : Plutarque, Solon XXVI, 6 ; pour Delphes : CID I 9 C l. 39-42 et l. 46-50 : « Ni le lendemain, ni le dixième jour, ni les jours anniversaires on ne gémira ni ne se lamentera ».
[ back ] 67. À Mytilène, cité de Lesbos, au VIe siècle, Pittakos défend à quiconque d’assister aux obsèques de personne étrangères à la famille (alieni) : Cicéron, Traité des Lois II XXVI, 65-66 ; à Iulis, « aucune femme ne pourra pénétrer dans cette maison [celle du mort], sauf celles qui sont porteuses d’une souillure (miainomenai) » (LSCG 97 l. 23-25) ; à Delphes : « on ne le [le défunt] déposera nulle part (aux tournants du chemin ?) » et « Sur les tombeaux des morts plus anciens : […] on rentrera chacun chez soi, excepté ceux qui vivaient au foyer du mort, ainsi que ses oncles paternels, beaux-parents, descendants et gendres » (CID I 9 C l. 39-46) ; pour Athènes, à la fin du VIe siècle et de nouveau en 317 : [Démosthène], XLIII Contre Macartatos 62 ; Plutarque, Solon XXI, 6-7 ; Cicéron, Traité des Lois II XXVI, 65-66.
[ back ] 68. LSAM 16 l. 9-17. À Marseille : Valère Maxime, Faits et dits mémorables II 6, 7c : « Le deuil ne dure que le jour des obsèques (luctus funeris die[s]… finitur) » ; il est de trente jours à Athènes. En outre, à Iulis, LSCG 97 l. 20-21 et 39-51, la cérémonie du trentième jour pour le mort est interdite et les rites commémoratifs autorisés uniquement le troisième jour et aux anniversaires.
[ back ] 69. LSAM 16 l. 31-32.
[ back ] 70. Ainsi, plus largement, Aristote, par exemple, préconise, en démocratie, de « regrouper les cultes privés en un petit nombre de cultes publics » ; en d’autres termes, il suggère de limiter les rites familiaux afin de minimiser la visibilité d’aspects de la « vie privée » au profit de manifestations de relations exclusivement citoyennes : « pour que les citoyens se mêlent le plus possible les uns aux autres et que leurs relations anciennes soient rompues » : Aristote, Politique VI 4, 19, 1319b 24-27.
[ back ] 71. Cartledge 1998 ; Frisone 2004 : 376 et 381.
[ back ] 72. À Sparte, à l’issue d’un deuil de onze jours, les citoyens doivent de nouveau fréquenter le gymnase et les syssities ; Plutarque, Lycurgue XXVII, 4-5 le suggère : « Il fixa pour le deuil une courte durée, celle de onze jours ; on devait le quitter le douzième jour, après avoir offert un sacrifice à Déméter, car il ne tolérait pas l’oisiveté et l’inaction ».
[ back ] 73. Sur l’état transitoire de demi-mort des endeuillés : Parker 1983 : 60.
[ back ] 74. Loraux 1999 : 45-46.
[ back ] 75. Loraux 1990 : 38 et 40.