Le papyrus de Derveni entre pouvoir de la parole orale et pratique de l’écriture : pragmatique initiatique d’un poème orphique et de son commentaire


Pour nous, dès le second quart du VIe siècle avant notre ère, Orphée chante. [1] En effet, dans sa représentation de l’expédition des Argonautes, la célèbre frise du Trésor des Siphniens à Delphes focalise l’attention sur un Orphée « aède ». Debout à la proue du navire emportant les héros grecs et tenant probablement à la main une lyre, Orphée semble guider le navire par son chant [2] . La voix du chanteur de Thrace est également active dans le long récit épique que le poète hellénistique Apollonius de Rhodes consacre à la légende des Argonautes. À leur passage auprès de l’île fleurie, les héros grecs courent le risque, comme Ulysse, de céder aux séductions enchanteresses et destructrices des doux chants (molpaí) des Sirènes, filles de la Muse Terpsichore. Mais à la voix « de lis » des jeunes filles au corps d’oiseau répond la mélodie (mélos) du chant (aoidḗ) rythmé d’Orphée qui s’accompagne sur la phorminx. La mélodie du chanteur de Thrace finit par triompher de la voix trompeuse des jeunes filles [3] .

1. Pratiques incantatoires entre oralité et écriture

Dans la tradition poétique comme dans l’iconographie classique, Orphée est célébré aussi bien pour les qualités mélodiques de sa musique instrumentale que pour les pouvoirs charmeurs et envoûtants de sa voix aédique.
Du côté de la poésie, Pindare, par exemple, ne manque pas d’insérer le poète Orphée « à la belle renommée » dans le catalogue des héros grecs qui, dans le long récit de la IVe Pythique, participent à l’expédition des Argonautes. Fils d’Apollon, le dieu citharède et le chorège des Muses, ou inspiré par le dieu, le héros est présenté comme le père et par conséquent comme l’initiateur des chants : aoidaí) ; dès les poèmes homériques ce terme désigne, de manière générale, le chant en diction épique [4] . Orphée assume ainsi le rôle de fondateur et de joueur de phorminx (phormigktḗs) ; c’est là le rôle qu’endosse Apollon lui-même par exemple chez Aristophane qui, quant à lui, présente Orphée comme le fondateur des teletaí, c’est-à-dire des rites initiatiques [5] : Orphée chanteur aédique et maître d’initiation.
Du côté de l’iconographie contemporaine, le pouvoir de la voix d’Orphée est incarné dans la tête du héros qui chante, séparée du corps censé la porter. Le chanteur de Thrace est ainsi réduit à sa pure vocalité par allusion probable à la légende qui le livrait au sparagmos des Ménades, animées par un Dionysos jaloux des honneurs exclusifs qu’Orphée rendait à Apollon : Eschyle en avait fait le sujet tragique de ses Bassarides [6] . Or, parmi d’autres documents semblables, la frise d’une coupe à figures rouges de Cambridge nous fait assister, en écho à une scène musicale représentant deux jeunes filles, à la confrontation entre un jeune homme assis et un homme debout, la main droite tendue vers l’avant ; en raison de la branche de laurier qu’il tient dans la main gauche, il convient d’identifier ce second jeune homme avec le dieu Apollon ou un prêtre, représentant mortel du dieu. Au centre, cette scène musicale, posée sur le sol, la tête d’Orphée : si la tête chante, l’éphèbe assis semble quant à lui inscrire sur une double tablette enduite de cire les paroles émanant de la bouche du poète héroïsé ; quant au dieu ou à son prêtre, il guide de la main droite le geste scripturaire du jeune homme au diptyque. La présence d’Apollon ou de son représentant confère à la voix d’Orphée une portée oraculaire, peut-être dans une pratique de nécromancie [7] . « Oral dictated text », selon l’hypothèse formulée par Albert Lord quant à la transcription par écrit des poèmes de tradition orale transmis sous le nom d’Homère ? Quoi qu’il en soit, l’expression orale voix mélodieuse d’Orphée, sous l’autorité du dieu de la lyre et des oracles, conduit à une pratique de l’écriture.
C’est là le paradoxe auquel a été sensible Platon quand il dénonce, dans un passage tant de fois commenté de la République, les charlatans et les devins (agúrtai kaì mánteis) itinérants qui, pour de l’argent, allèguent la puissance divine que leur confèrent pratiques sacrificielles et formules incantatoires ; ces dernières sont désignées comme des charmes au pouvoir magique (epagōgaîs kaì katadésmois). Ces charlatans n’hésiteraient pas à alléguer un amas de rouleaux de papyrus (bíblōn hómadōn) dont ils attribuent l’autorité à Musée et à Orphée, « les descendants de la Lune et des Muses ». Ils en tirent des formules sacrificielles qu’ils adressent aussi bien aux individus qu’aux communautés civiques en prétendant les libérer et les purifier (lúseis kaì katharmoì) des injustices par ce qu’ils appellent des initiations (teletaí) [8] . Praticiens de rites initiatiques, les prêtres itinérants qui se réclament de l’autorité d’Orphée n’hésiteraient donc pas à confier à l’écriture et à consigner dans des livres la mémoire de l’efficacité vocale et rituelle des formules incantatoires !
C’est là le grand paradoxe que présente le texte du papyrus de Derveni : il offre les citations d’un poème cosmo-théogonique en diction épique et rhapsodique proféré par la voix orale d’Orphée tout en inaugurant pour nous la longue tradition de l’hupómnēma hellénistique, pratique écrite s’il en est. Cela signifie que le texte mixte offert par le papyrus de Derveni fournit l’exemple d’une pratique de l’oralité écrite dont il s’agit d’examiner les enjeux.

2. Le papyrus de Derveni comme document

Du papyrus de Derveni, il est important de rappeler rapidement, en guise de prélude, que ce rouleau a été retrouvé dans le tombeau d’un citoyen-soldat relativement aisé de Macédoine. Placé non pas auprès des restes du défunt en même temps que d’autres objets voués à l’accompagnement dans l’au-delà mais sur les dalles du tombeau, il avait sans doute été destiné à être brûlé avec le cadavre sur le bûcher funéraire. À demi consumé, il nous offre, sous forme de lemmes, des expressions tirées d’un poème orphique et les fragments d’un commentaire dont la rédaction écrite date de 330 environ [9] . Les vers commentés proviennent eux-mêmes d’un poème cosmo-théogonique qui, attribué à Orphée de manière répétée, date sans doute du milieu du IVe siècle av. J.-C.
En effet, dans les Lois, Platon fait allusion à un discours ancien (palaiòs lógos) dans lequel le « dieu » (c’est-à-dire Zeus) est présenté comme « le début, la fin et le centre de tout ce qui existe » ; ce discours est donné comme orphique par le scholiaste commentant de ce passage. Or il s’avère que Platon paraphrase en fait un vers bien connu que l’on repère, avec une variation, dans un fragment de poésie hexamétrique qui est cité par le traité De Mundo attribué à Aristote et qui est en général et abusivement identifié avec un hymne orphique à Zeus. Cet extrait se retrouve avec plusieurs variations dans un passage plus long cité par le Père de l’Église Eusèbe de Césarée. Sans doute s’agit-il d’un passage de la version tardive de la cosmo-théogonie orphique dite des Hieroì lógoi en 24 rhapsodies ; datant du IIe siècle de notre ère, cette version, également célébrée par le commentateur de Platon Damascius, correspond probablement à un développement de la version transmise par le Péripatéticien Eudème [10] . C’est dire que ce poème cosmo-théogonique, largement cité dans sa version rhapsodique par les philosophes néo-platoniciens, dépend, au travers de nombreuses variations et reconfigurations, d’un poème orphique en diction épique déjà en circulation à l’époque de la rédaction du papyrus de Derveni.
Or, de manière pour le moins inattendue, le commentateur de Derveni non seulement propose une interprétation de ce vers, mais il le cite dans la forme transmise par la « version d’Eudème » et par les Discours sacrés en 24 rhapsodies : « Zeus la tête, Zeus le milieu, de Zeus toute chose est faite ». De plus, un peu plus en avant dans son exégèse, l’auteur de Derveni commente un autre vers qui est intégré dans ce même extrait rhapsodique : « Zeus roi, Zeus fondement de toute chose, à la foudre éclatante » [11] .

3. Le poème commenté : diction rhapsodique et orphique

Correspondant en partie en tout cas avec la version dite « d’Eudème » et avec la version rhapsodique beaucoup plus tardive, les vers cités dans le commentaire de Derveni sont donc tirés d’un poème cosmo-théogonique en diction épique ; y étaient narrées les différentes phases de la création du cosmos et de sa recréation par Zeus dans un ordre qui ne suivait pas la ligne du temps raconté. D’un point de vue analytique est essentielle ici la distinction désormais classique opérée en narratologie entre Erzählzeit et erzählte Zeit, dans un entrelacs qui est porté par la double temporalité de l’énonciation énoncée, comme j’ai tenté de le monter ailleurs à l’exemple du récit des cinq générations d’hommes mortels tel qu’Hésiode le déroule dans les Travaux et les Jours pour l’insérer dans la pragmatique de son poème didactique [12] .
En dépit des mutilations du papyrus à moitié consumé, les moments cosmo-théogoniques que nous pouvons saisir, dans l’ordre temporel de la narration, sont les suivants : Zeus succède à Cronos ; Zeus reçoit de Nuit et de son père Cronos des oracles quant à son futur règne sur l’Olympe ; Zeus absorbe le « vénéré » (aidoîon), probablement le membre viril d’Ouranos métamorphosé en Soleil. Ce phallus primordial, comme on le verra, jaillit dans l’Éther et, en tant que souverain « premier-né », il est avalé par Zeus ; de lui (re)naissent alors les dieux et les déesses, les fleuves et les sources, mais aussi la terre, le ciel, le fleuve Océan et la lune, c’est-à-dire tout ce qui advient. Réitérant l’acte de création cosmogonique d’origine en sens apparemment inverse, ce second acte démiurgique suscite la citation et le commentaire des vers de l’éloge poétique de Zeus qui viennent d’être mentionnés : Zeus est à la fois l’artisan et le fondement de toute chose. C’est alors que le maître de la création est lui-même assimilé à Moira, sinon à Aphrodite la céleste ; il peut s’unir à sa propre mère Rhéa, probablement assimilée par le poème lui-même aussi bien à Terre qu’à Méter et à Héra ! La combustion du papyrus nous a malheureusement privés des dernières étapes – s’il y en avait – de la création du monde par l’intermédiaire de la généalogie des dieux. Donc pas de Chronos primordial comme c’est le cas dans la version rhapsodique ; ni mention des Titans, ni d’allusion à Dionysos ou à l’anthropogonie, du moins dans l’état actuel du texte [13] .
Ni la diction homérique employée, ni les qualifications et fonctions de Zeus que laissent entrevoir les lambeaux des vers cités et commentés ne présentent de traits qui ne s’inscrivent de fait dans la grande tradition discursive de la poésie cosmo-généalogique ; son rythme dactylique implique une récitation analogue à celles psalmodiées par les rhapsodes. Sans doute centrés sur l’histoire de Zeus, les vers de ce poème théogonique ne sauraient appartenir à un hymne comme l’ont proposé certains de leurs lecteurs modernes [14] . La spécificité de ce que nous percevons du poème commenté réside plutôt dans son contenu. Distinctif est en particulier l’avalement par Zeus d’un élément « vénérable », avec un jeu de mot qui était peut-être déjà présent dans le poème lui-même ; cet aidoîon est en effet probablement assimilé au membre de Ciel et à Soleil. Le pudendum primordial joue sans doute le même rôle qu’Éros-Phanès, le Lumineux aux ailes d’or, Premier-né surgi de l’œuf primordial dans d’autres versions de la cosmo-théogonie orphique [15] . Si c’est peut-être Cronos qui coupe le membre d’Ouranos, ce n’est en tout cas pas lui qui l’avale ! Le déroulement du récit orphique ne suit pas la logique de celui de la Théogonie d’Hésiode où c’est Ouranos lui-même qui absorbe ses propres fils, empêchant le déploiement généalogique du processus théogonique.
Reporté de Cronos sur Zeus, l’acte d’absorption conduit à deux actes narratifs et théologiques qui font la spécificité de la pensée cosmologique orphique : la recréation de l’univers et l’effacement des générations dans le brouillage des relations généalogiques. Par écrasement temporel et par incestes interposés, ces deux procédures narratives permettent de confondre les différenciations du processus démiurgique et généalogique en l’unité d’une figure divine toute puissante, début et fin de toutes choses [16] . En quelque sorte en écho à ces processus d’ordre cosmo- et théogoniques on retrouve dans les quelques vers cités et commentés par le sophós de Derveni les tournures énonciatives qui caractérisent la réélaboration orphique de la diction homérique : soit la parataxe en asyndète des dénominations et qualifications de la divinité, les jeux phonétiques d’assonances sur ses qualificatifs et épiclèses, la réitération de son nom dans les positions clés des côla de l’hexamètre dactylique, etc. Nous y avons consacré une autre étude. Ces différents jeux sur la matière phonique et sémantique des noms des entités et des divinités protagonistes du processus de création et de recréation du cosmos accentuent le caractère incantatoire de la diction épique dans une récitation rhapsodique qui prend les accents auxquels les Hymnes orphiques nous ont rendus familiers [17] . La diction homérique des rhapsodes se développe donc en une véritable diction orphique, à portée probablement rituelle.

4. Procédures interprétatives

À l’oreille et aux yeux de l’auditeur-lecteur du milieu du IVe siècle, les énoncés poétiques d’un récit cosmogonique et généalogique dont Orphée passe pour être le poète sont jugés relever de l’aínigma ; ces hexamètres en diction homérique et orphique sont considérés par l’auteur de Derveni comme « énigmatiques » (ainigmatṓdeis). Il convient donc de s’interroger sur les procédures d’interprétation et sur les modalités énonciatives d’une voix herméneutique elle-même énigmatique. Notons que si cette voix écrite fait d’Orphée l’auteur des vers oraux commentés, elle reste quant à elle entièrement anonyme.
Le commentateur anonyme s’exprime en général sur un mode entièrement assertorique. Selon lui quand le poète dit, par exemple, « (Zeus) a pris dans ses mains (la force de son père) », il laisse entendre (ainízetai). Fréquemment rapportée dans les textes grecs, cette manière de s’exprimer en termes énigmatiques est, en particulier, celle de l’homme qui, selon le rêve rapporté par Hérodote, s’adresse en hexamètres dactyliques à Hipparque à la veille de sa participation fatale aux Panathénées : « Supporte, lion, des maux insupportables, d’un cœur patient ; il n’est personne qui, parmi les hommes qui commettent l’injustice, ne payera ». L’erreur de compréhension de ces deux hexamètres à la tournure oraculaire sera fatale au jeune tyran en dépit des avertissements donnés par des interprètes des songes (oneirópoloi) que l’on trouve déjà à l’œuvre dans l’Iliade [18] .
De même le commentateur de Derveni donne-t-il comme « énigmatique » le vers hexamétrique qui fait de Zeus la tête, le centre et par conséquent la cause de toute chose créée. Ce vers orphique appartient – rappelons-le – au hieròs lógos déjà cité dans les Lois de Platon, dans un dialogue lui-même plus ou moins contemporain du texte de Derveni. Selon l’interprète anonyme, qui focalise son attention sur le terme kephalḗ (le « chef »), Orphée dans ce vers (épos) non seulement parle à mots couverts (ainízetai), mais il « indique » (sēmaínei). On se souviendra que ce mode de l’indication est aussi attribué, dans un énoncé célèbre d’Héraclite, à l’oracle de Delphes lui-même : la fonction de la voix pythique est de « signifier ». C’est encore ce mode sémiotique qu’Hérodote, par exemple, assigne à sa propre enquête historiographique quand, en son début, il pourvoit son lógos d’une fonction quasi judiciaire quant à l’élucidation des causes des Guerres médiques. Selon l’auteur de Derveni, le poète Orphée « signifie » (sēmaínei) également (que les choses présentes sont issues des choses existantes) quand il raconte comment les dieux aussi bien que les éléments sont nés du « souverain premier-né, le vénérable », le principe unique. À l’appui de son assertion, l’interprète ne cite pas moins de quatre hexamètres issus du poème orphique commenté : la voix du poète s’exprimant sur le rôle cosmogonique assumé par Prôtogonos est désignée comme un simple « dire » (légei) alors que les lignes citées sont présentées comme des hexamètres (« dans ces vers-ci » : en toîs épesi to[îsde) [19] .
D’autre part, lorsqu’un terme de la cosmo-théogonie peut assumer un double sens, le simple « dire » ou « raconter » (légein) du poème en diction épique devient un « faire comprendre ». Ainsi en va-t-il par exemple du désormais célèbre adjectif aidoîos qualifiant celui qui le premier jaillit dans l’éther et qui est finalement absorbé par Zeus : « vénérable » qui désigne aussi le pudendum d’Ouranos associé à Soleil. Pour introduire la double interprétation de ce terme en effet polysémique et justifier l’interprétation du mot à mot de l’expression poétique, le commentateur n’hésite pas à déclarer qu’« (Orphée) procède par énigme au sujet de la réalité dans tout le poème » ; dans cette perspective d’ailleurs, le poète Orphée, tout en « disant », « révélerait » (dēloî) [20] . La procédure quasi oraculaire attribuée au poème se trouve en conformité implicite avec la tradition légendaire sur les qualités prophétiques de la voix d’Orphée héroïsé ; de plus elle correspond sans doute au rôle oraculaire attribué à Nuit à l’égard de Zeus dans la narration même du processus de recréation de l’univers.
La qualité de voix oraculaire assumée par le poème orphique est en définitive résumée au début même du commentaire. L’interprète y déclare en effet, en guise de prélude à son exégèse, que l’ensemble du poème est ainigmatṓdes et qu’Orphée ( ?) « n’a pas voulu raconter des énigmes contestables, mais de grandes choses en énigmes ». Conclusion : l’auteur du poème raconte un discours sacré (hier[log]eîtai). C’est alors qu’est donnée la clé d’une composition poétique qui apparaît d’emblée comme un hieròs lógos ; le commentateur de Derveni finit en effet par paraphraser le fameux vers orphique qui recommande aux profanes de fermer leurs oreilles :

Je vais chanter (aeísō) pour ceux qui saisissent (xunétoisi) ; fermez les portes,vous profanes (bébēloi) ;
ou, dans la variation formulaire que permet la structure rythmique de l’hexamètre avec ses côla :
Je vais parler (phthégxomai) à ceux à qui il est permis ; fermez les portes, vousprofanes.
Donnée par le commentateur de Derveni comme un vers « bien distinct » (ou « bien reconnaissable » : en tôi [euk]rinéto[i épei), cette injonction poétique pourrait constituer le premier vers de la cosmo-théogonie hexamétrique attribuée à Orphée ; elle pourrait en marquer le début comme d’une sorte de sceau ou de mot de passe. C’est en tout cas ce qu’admettent les éditeurs modernes des Orphica qui placent cet énoncé, dans sa double formulation, en tête de leur collection des fragments orphiques [21] . La voix poétique anonyme qui s’exprime en probable ouverture au poème cosmo-théogonique classique est donc devenue, pour le sage de Derveni, la voix d’Orphée.
La spécificité orphique de la conduite du poème commenté par l’auteur de Derveni réside d’ailleurs davantage dans le fait qu’il est en définitive considéré comme un « discours sacré » que dans sa dimension « énigmatique ». De ce point de vue, on pourra en effet se remémorer la remarque que suscite de la part de Socrate, dans l’Alcibiade de Platon, la citation d’un vers homérique à portée gnomique où le « poète » parlerait par énigmes. À ce propos Socrate fait remarquer que c’est finalement la poésie dans son ensemble qui est par nature ainigmatṓdes ; en conséquence, il n’est pas donné à chaque homme de la comprendre [22] . On sait de plus qu’au moins à partir de Théagénès de Rhégion vers la fin du VIe siècle, la poésie homérique (et dès lors rhapsodique) a pu être considérée dans les termes d’un « sous-entendre » (hupónoia), pour reprendre l’expression employée par le Périclès mis en scène par Thucydide ; c’est ainsi que l’homme d’État athénien désigne dans son discours dédié aux morts sur le champ de bataille le mode de signification propre aux poèmes de type homérique. L’expression énigmatique caractérise donc l’ensemble de la poésie épique et ce mode énonciatif est thématisé en son sein. Ainsi, dans les Travaux et les Jours, Hésiode confronté aux « rois » injustes n’hésite pas à présenter comme aînos le récit du rossignol capturé par l’épervier ; le premier représente l’aède réduit à des cris de chouette parce qu’il est tombé aux mains du second alors que le maître se prévaut, avec l’autorité de sa parole souveraine, de son pouvoir discrétionnaire. En quelque sorte par définition étymologique, l’allégorie animale requiert un déchiffrement [23] .
On comprendra dès lors qu’à plusieurs reprises le commentateur de Derveni répète qu’un poème écrit de manière énigmatique tel celui qu’il attribue de manière répétée à Orphée ne saurait s’adresser à des personnes ignorantes (en général désignées comme ou gignṓskontes), mais qu’il est réservé à ceux qui « connaissent » (gignṓskontes). Ce terme doit sans doute être référé aux gens « avisés » (xunetoîsi) auxquels s’adresse le fameux vers déjà mentionné qui, dans une affirmation forte de la voix du poète à la première personne et sur le mode performatif, ouvrait peut-être le poème cosmo-théogonique : aeísō xunétoisi. Mais « Orphée » n’a pas l’exclusive d’une poésie réservée à ceux qui comprennent. Au Ve siècle, aussi bien Pindare que Bacchylide disent de leurs propres paroles poétiques qu’elles sont destinées aux mêmes et seuls « intelligents » ! On trouvera dans ce parallèle de poétique exclusive une preuve supplémentaire du fait que le groupe des adeptes orphiques, s’il est formé d’initiés, ne saurait être assimilé à une « secte » ; une telle catégorisation n’est que le résultat d’une projection supplémentaire sur l’Orphisme d’un concept d’inspiration chrétienne, selon l’une des grandes traditions de l’histoire des religions. Mais les groupes orphiques peuvent être comparés aux privilégiés qui, dans chaque cité, disposent du savoir nécessaire pour accéder à la parole de ces sophoí que sont les poètes [24] .
Ainsi, à l’intention d’un groupe d’initiés, le savant commentateur de Derveni reprend en quelque sorte sur le mode du il et de l’écrit la procédure énonciative qui est portée par la voix forte du poète-je, en l’occurrence un rhapsode orphique. On retrouve ici l’oxymore orphique partagé entre oral et écrit, et ceci en particulier dans la colonne du papyrus VII qui se trouve à l’articulation entre les indications sur le rituel et le commentaire du poème lui-même.

5. Procédures érudites

Par ailleurs, étant donné le double sens attribué aux énoncés du poème expliqué, aussi bien les procédés graphiques de citation que les modes discursifs et interprétatifs de l’auteur anonyme du texte papyrologique ne sont pas très éloignés de ceux de l’érudit alexandrin. En effet le travail d’édition des textes classiques rassemblés dans la bibliothèque créée par les Ptolémée requiert un commentaire. C’est ainsi qu’à l’occasion de son travail d’ékdosis, le philologue rédigeait ces notes écrites que sont les hupomnḗmata : véritables commentaires courants à des poèmes, des époques archaïque et classique, dont la signification commençait à échapper à leurs lecteurs en raison du changement historique de paradigme social et culturel. Ces poèmes étaient désormais archivés dans des bibliothèques pour y être lus au lieu d’être l’objet d’une « performance » musicale orale [25] .
Suivant le modèle qui sera celui de la philologie littéraire alexandrine, les vers commentés dans le papyrus de Derveni se présentent comme de véritables lemmes, marqués par un obelos ou une paragraphos. Ces citations sont souvent suivies par une formule en hóti (« parce que ») qui explique pourquoi l’expression poétique doit être entendue ou non dans tel ou tel sens. Ainsi en va-t-il par exemple de l’hexamètre qui dit la royauté de Zeus : le dieu est dit roi parce qu’il correspond à un principe unique qui a un pouvoir créateur sur la pluralité des choses existantes. Plus avant dans le poème commenté, la mention du fleuve Océan, dans un vers pour nous perdu, provoque le commentaire suivant : « ce vers (épos) a été composé de manière trompeuse ; il n’est donc pas évident pour la majorité (toîs póllois), mais transparent (eúdēlon) pour ceux qui ont la connaissance correcte (toîs orthôs ginṓskousin) parce que Océan est l’air et que l’air c’est Zeus ». On apprend ainsi que ceux qui ne connaissent pas (ou gignṓskontes) se contentent des apparences entretenues par les mots de la langue habituelle qu’utilise Orphée pour « signifier » (sēmaínei) sa propre opinion ; en raison de sa qualification, les non initiés continuent à considérer Océan comme un fleuve, se satisfaisant du sens premier.
Ainsi seuls ceux qui connaissent ont accès au sens second que révèle le commentaire lui-même. Réservée aux initiés, c’est-à-dire aux bénéficiaires de ces teletaí dont Orphée lui-même passe pour être le fondateur, la signification explicitée par l’interprète de Derveni relève en général de la conception physique du monde développée par différents penseurs et sages dits « présocratiques » [26] . L’essentiel dans le papyrus de Derveni n’est pas tant la mention explicite d’Héraclite, apparemment considéré comme un muthológos ou un astrológos et cité par le commentateur pour un aphorisme montrant le rôle joué par les Érinyes dans le contrôle et le respect de l’ordre du cosmos notamment par Hélios [27] . Mais ce qui frappe c’est le probable éclectisme de l’interprète de Derveni. Dans son explication de la création cosmo-théogonique orphique, le commentateur allègue différents processus relevant de conceptions physiques, et plus particulièrement atomistes, du monde. Dans ce contexte éclectique et parce que l’interprétation elle-même ne présente aucun indice autorial précis, il est inutile de s’entêter à appliquer au commentaire de Derveni la conception moderne de l’individu-auteur ; vaines sont donc les nombreuses tentatives de lui attribuer un auteur dont le nom coïnciderait avec un « philosophe » connu [28] .

6. Questions d’« authorship »

Si Anaxagore, Diogène d’Apollonie, Euthyphron ou Leucippe ont pu être tour à tour évoqués par les commentateurs modernes non pas comme auteurs du commentaire mais en tant que simples sources d’inspiration possible de l’interprète de Derveni, son discours semble être essentiellement marqué par un atomisme diffus, doublé du recours à une conception cosmologique proche de celle d’Empédocle. Les processus de création et de recréation du cosmos sont donc plus ou moins régulièrement référés à des processus de séparation et d’agrégation de particules physiques ; mais ces processus cosmogoniques sont animés par des forces d’ordre divin telles Harmonie, Péithô, Aphrodite et naturellement Zeus. On remarquera que l’on retrouve en particulier dans la pensée hippocratique ce même mélange d’explications d’ordre empirique et physique, et de références aux forces en jeu dans la théologie polythéiste [29] .
Ainsi en va-t-il par exemple du mouvement de jaillissement ou de saillie qui, dans sa création orphique, anime le cosmos. Par sa mention, « Orphée » se référerait au processus de l’attirance réciproque d’éléments ou de qualités physiques de base tel le froid ; il révélerait (dēloî) que les particules en mouvement dans l’air s’accouplèrent par affinités les unes avec les autres :

[…] ni le froid au froid. Et « par jaillissement » est la formule qu’il emploie pour montrer (dēloî) qu’après avoir été divisées en petits morceaux, les particules se mouvaient dans l’air et jaillissaient, et qu’en jaillissant, elles entrèrent en relation les unes avec les autres pour se constituer. Or, elles continuaient de jaillir jusqu’à ce moment-là, jusqu’à ce moment où chacune alla vers sa partenaire. « Aphrodite l’ouranienne », « Zeus », « jouir des plaisirs d’Aphrodite », « jaillir », « Persuasion » et « Harmonie », tels sont les mots utilisés pour désigner le même dieu (…). En effet, quand les réalités actuelles furent mêlées les unes aux autres, Zeus reçut le nom d’« Aphrodite » ; et celui de « Persuasion », parce que les particules cédèrent les unes aux autres.
(trad. F. Jourdan)
On notera le double jeu étymologisant sur le terme thórnei qui peut renvoyer à un substantif (« jaillissement » ou « éjaculation ») ou à une forme verbale (« il jaillit » ou « il s’accouple »). Ainsi la saillie première est d’abord rapportée au mouvement physique des éléments de base divisés en particules de type atomiste ; mais en retour elle est référée, par une assimilation entre le verbe thórnusthai et le verbe aphrodisiázein, à l’action d’Aphrodite la Céleste et de Zeus. Les deux dieux sont eux-mêmes aussitôt assimilés à ces « parèdres » de la déesse de l’amour que sont Péithô et Harmonia. Persuasion devient la force qui fait céder les êtres les uns aux autres et Harmonie la puissance qui les ajuste les uns aux autres [30] .
Du point de vue énonciatif, l’explication est introduite comme assertion générale par un hóti qui rappelle la procédure explicative que l’on a signalée. Ce hóti explicatif réfère cette on-vérité à la révélation par la voix d’Orphée qui « dit » (lég[ōn] dēloî hóti…) : « par jaillissement ». Par l’intermédiaire de l’intervention d’Aphrodite ce jaillissement passé des particules dans l’air est référé au présent des « choses qui existent » et à leur mélange dans une union sexuelle généralisée. L’ensemble de cet argument est englobé dans une structure annulaire que l’on retrouve dans d’autres explications. Avec sa portée pragmatique, cette succession assure au commentaire un rythme d’ordre rhapsodique qui n’était sans doute pas sans rappeler celui du poème commenté [31] . Du point de vue visuel, les parágraphoi qui signalent les citations du poème attribué à Orphée ajoutent une cadence graphique à un texte probablement conçu pour une lecture à haute voix ; d’ordre didactique cette lecture avait sans doute pour contexte un cercle d’adeptes orphiques.
La relation interprétative entre la cosmogonie théologique du poème rhapsodique attribué à Orphée et son commentaire en termes de physique « présocratique » est donc assurée par un subtil mouvement dialectique ; ce mouvement interprétatif combine processus purement matériels et interventions de forces divines. Dans la ligne herméneutique déjà sensible dans les poèmes homériques et consacrée par le Cratyle de Platon, les procédés étymologisants offrent naturellement une voie royale à cette exégèse par la signification que souffle la forme même des mots [32] .
Ainsi la spécificité du mode interprétatif adopté par le commentateur de Derveni réside dans le retour de l’explication d’ordre physique aux puissances d’ordre divin. « Océan est l’air et l’air c’est Zeus » – affirme-t-il dans l’énoncé explicatif que l’on a déjà cité à propos de ceux qui ont la connaissance nécessaire pour saisir le sens second du poème cosmo-théogonique : passage en réciprocité du divin au physique et du physique au divin ! De même l’avalement par Zeus du « vénérable » souverain premier-né et l’unité cosmique qui en découle sont-ils interprétés comme l’établissement définitif du règne de Noûs par l’intermédiaire d’un probable jeu de mots étymologisant sur la forme poétique moûnos, « seul » [33] . À nouveau, le discours herméneutique conduit à l’affirmation d’un principe davantage théologique que physique. Ce qui importe autant pour le poète rhapsodique « Orphée » que pour son commentateur anonyme, c’est l’établissement définitif du règne de ce principe démiurgique et divin unique qu’est Zeus. Dans cette mesure, l’autorité d’une interprétation en termes à la fois physiques et théologiques ne peut être que celle d’un adepte de l’orphisme, voire celle d’un orpheoteléstēs [34] .

7. Itinéraires d’écriture initiatique

Tout se passe donc comme si le commentateur s’évertuait à repenser en termes physiques une pensée théologique qu’il cherche à renforcer par les moyens d’une exégèse mixte. C’est dans ce contexte d’une pratique discursive herméneutique assumée par un adepte de l’orphisme ou par un maître d’initiation orphique que l’allusion aux rites initiatiques à l’issue de l’affirmation du pouvoir de Zeus prend toute sa pertinence. Dans une probable comparaison avec ceux qui, par manque de connaissances, sont incapables de comprendre le poème cosmo-théogonique commenté et par l’intermédiaire d’une très forte intervention énonciative, sont dénoncés ceux qui accomplissent des rites civiques en entendant les paroles prononcées, mais sans les comprendre. Voir, entendre, apprendre dans l’accomplissement du rituel ne sont pas possibles sans un savoir préalable, un savoir de l’ordre de la vision (hōs eidótes, eidḗsein, etc.) [35] :
On comprendra mieux dès lors pourquoi le commentaire anonyme de cette póesis ainigmatṓdes, dont création et diction sont attribuées à Orphée, est en fait introduit dans le papyrus par une série de remarques préalables sur l’exécution de gestes rituels. Même si ces remarques sont malheureusement contestées dans leur lecture moderne en raison de l’état fragmentaire du papyrus, il est clair que les actes rituels auxquels il est fait allusion en prélude au commentaire du poème sont accomplis par des mystes désireux de se concilier les Euménides, elles-mêmes assimilées aux âmes [36] . Qu’il y ait dans ces lignes très mutilées allusion aux initiés dans le contexte de mystères de type éleusinien, à des pratiques oraculaires ou à des gestes rituels spécifiquement orphiques, référence est faite d’emblée à ceux qui ne parviennent ni à apprendre, ni à connaître et qui en conséquence se défient.
Sur le plan énonciatif, le locuteur du commentaire semble inclure à cette occasion son je autorial dans un nous collectif. Si la forme párimen doit bien être comprise dans ce sens, ce nous énonciatif s’opposerait à tous les ils correspondant aux individus qui ne disposent pas du savoir nécessaire pour comprendre les gestes rituels qu’ils accomplissent ou les réponses oraculaires qu’ils sollicitent. Cela signifie que du point de vue extra-discursif, le rédacteur anonyme du commentaire se présenterait comme appartenant à un même groupe d’initiés ; correspondant aux « connaissants » auxquels l’interprétation anonyme est adressée, ces adeptes orphiques seraient les détenteurs du savoir nécessaire pour déchiffrer avec efficacité pratiques rituelles et vers cosmo-théogoniques placés sous l’autorité d’Orphée [37] . On retrouve ainsi, associé à une démarche didactique et à la pratique initiatique, le pouvoir de la voix d’Orphée.
Dans cette mesure, la partie introductive à l’exégèse du poème rhapsodique placé dans la bouche d’Orphée assume en quelque sorte la fonction du vers formulaire initial que l’on a mentionné dans la double version. Avec les variations offertes, ce vers semble marquer, comme d’un sceau à la fois autorial et initiatique, le début des différentes versions de la cosmo-théogonie orphique  [38] . « Je vais chanter » (aeísō) ou « je vais proférer » (phthégxomai) – cet acte verbal et poétique répond à la même exigence didactique et initiatique de connaissance que la pratique discursive que représente le commentaire du poème cosmo-théogonique attribué à Orphée. Comme j’ai tenté de le montrer ailleurs [39] , le commentaire de Derveni, par son caractère à la fois érudit et théologique, peut être considéré comme une sorte d’itinéraire initiatique d’ordre intellectuel ; énoncé sur un mode principalement assertif et de manière anonyme, il est proposé à un futur adepte d’Orphée. En tant que pratique discursive, il est probable qu’il était lu en préalable ou en relation avec certains des gestes rituels d’ordre initiatique qu’il décrit lui-même.
Suivant dans son déroulement même la réalisation en cercle de l’action démiurgique de Zeus narrée dans le poème commenté, ce discours exégétique permet d’accomplir le retour à l’unité proposé de différentes manières aux adeptes des mouvements se réclamant du poète et chanteur fondateur qu’est Orphée. Ce faisant, le commentateur de Derveni procède avec la même scansion rhapsodique mais dans le passage du poème de tradition orale à la pratique de l’écriture et de la lecture. Dans cette mesure, il est possible de voir dans la figure de l’Orphée alléguée par l’interprète orphique de Derveni non seulement le représentant d’une voix aux qualités mélodiques et oraculaires particulières, mais aussi l’emblème du genre de la poésie cosmo-théogonique orphique, dans ses différentes versions rhapsodiques. Ainsi en va-t-il souvent de la figure d’« Homère » cité chez les auteurs classiques moins comme l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée qu’en tant que représentant du genre poétique épique confié à la tradition rhapsodique [40] . De plus, cette poésie « énigmatique », avec le déchiffrement didactique qu’elle requiert, fait d’Orphée le maître d’initiation qu’il est aux yeux d’Eschyle dans les Grenouilles d’Aristophane.
Par les moyens des procédures discursives propres au commentaire érudit, le texte du papyrus de Derveni se présente paradoxalement comme un discours articulé sur des pratiques cultuelles ; il est sans doute doué dans cette mesure de l’efficacité rituelle que lui confère en correspondance l’itinéraire intellectuel d’ordre à la fois cosmogonique et initiatique qu’il semble proposer aux adeptes d’Orphée invités à le lire. Issu d’une pratique de l’écriture et probablement destiné moins à une récitation orale qu’à une lecture individuelle (« ritual reading » ?), le texte exégétique de Derveni correspond néanmoins, avec son organisation rhapsodique, à un discours pourvu des marques de l’efficacité poétique et d’une intention d’ordre initiatique. Son usage rituel est apparemment double : ce discours sert sans doute à l’enseignement, à l’initiation et à l’intégration d’un nouvel adepte à un groupe de praticiens de l’orphisme avant de l’accompagner comme texte dans cet autre rite de passage que sont les funérailles, dans la destruction du corps mortel par le feu sur le bûcher funéraire. Destinée à révéler le sens second du poème cosmo-théogonique orphique porté par une voix d’autorité poétique inspirée, l’explication érudite elle-même est mise au service de cette double fonction didactique et initiatique de l’ordre de la connaissance aussi bien que du rituel.

8. L’oxymore de l’oral écrit

Ce paradoxe de pratiques lettrées mises au service des pouvoirs enchanteurs d’une voix poétique initiatique particulièrement efficace est repérable déjà dans les premiers témoignages directs que nous possédions sur l’orphisme classique. Si dans l’Hypsipyle d’Euripide la mélodie de la cithare thrace d’Orphée accompagne le chant de l’élégie asiatique qui rythme le battement des rames des Argonautes, dans un passage célèbre de l’Hippolyte Thésée accuse son fils, coupable de son dévouement exclusif à Artémis, d’appartenance orphique : « Glorifie-toi désormais, pour toute nourriture fais étalage de ton régime végétarien ; avec Orphée pour maître fais le bacchant en honorant la fumée de nombreux écrits » [41] . Ainsi, dès la fin de l’époque classique l’autorité à la fois poétique et initiatique d’Orphée est attachée à des écrits ; à leur égard on peut d’emblée exprimer autant de méfiance et de mépris que le fera Platon une cinquantaine d’années plus tard.
Un contraste analogue est inscrit dans l’Alceste du même Euripide. D’une part, pour arracher son épouse à Hadès, Admète exprime le souhait de disposer de la voix mélodieuse (glôssa kaì mélos) d’Orphée pour envoûter par des chants (húmnoisi) Perséphone, la fille de Deméter ; d’autre part, plus avant dans le drame, les choreutes opposent au pouvoir souverain de Nécessité l’inefficacité « des tablettes de Thrace où s’est inscrite (katégrapsen) la voix (gêrus) d’Orphée » [42] . Que son effet soit positif comme l’envisage Admète ou négatif comme c’est le cas pour le chœur qui évoque par analogie l’inefficience des drogues confiées par Apollon aux disciples d’Asclépios, la parole mélodieuse et enchanteresse d’Orphée détient cette capacité singulière de s’inscrire sur des tablettes de bois ; leur origine thrace évoque la patrie du poète et chanteur. Par définition la voix mélodieuse d’Orphée s’écrit.
C’est enfin ce que donne à voir la célèbre amphore apulienne attribuée au peintre de Ganymède. En effet le paradoxe de l’écriture de discours oraux présentant des formes de poésie narrative ou didactique qui empruntent à la tradition homérique sa diction est en quelque sorte fixé sur l’image transmise par une amphore apulienne ; datant du dernier quart du IVe siècle, cette image est contemporaine du papyrus de Derveni. Dans un édicule qui représente un tombeau, un jeune Orphée à la lyre, coiffé d’un bonnet phrygien, joue et chante face à un vieillard qui tient dans la main un rouleau de papyrus [43] . Quelle que soit la nature du discours fixé par écrit à l’usage du vieil homme, cette étrange scène funéraire évoque la voix enchanteresse d’Orphée ; mais cette voix poétique et musicale est pérennisée en texte à l’intention d’un défunt qui évoque la figure du citoyen dont les restes consumés par le feu ont été inhumés à Derveni. Cette figuration iconographique frappante de l’oxymore oral-écrit impliqué par la voix d’autorité d’Orphée implique donc à la fois la nature, la fonction et les circonstances de la conservation du premier texte initiatique orphique à nous être parvenu.

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Footnotes

[ back ] 1. Centré sur le P.Derv. le présent texte a pour origine une première version, très abrégée, publiée en italien dans Guidorizzi & Melotti (éd.), 2005 : 28-45 ; une version plus longue, traduite en espagnol, a été publiée dans Bernabé & Casadesús (éd.), 2009 : 841-866. La présente étude a bénéficié non seulement des échanges auxquels ont donné lieu la rencontre au Center for Hellenic Studies en juillet 2009, mais aussi de sa présentation à mon séminaire sur l’anthropologie des poétiques grecques à l’EHESS durant l’année 2009/2010 ; Ioanna Papadopoulou y a pris une part active : qu’elle en soit remerciée.
[ back ] 2. LIMC Orpheus 6 (cf. aussi Argonautai, II.1, p. 593, n. 2); une coupe à figures noires de Heidelberg, datant de 580 environ, pourrait représenter Orphée entre deux Sirènes : cf. Riedweg, 1996 : 1275.
[ back ] 3. Ap. Rhod. 4, 891-911 ; les autres témoignages sur les effets de la musique d’Orphée sont réunis et commentés par Riedweg, 1996 : 1273-1279 ; voir également Bernabé, 2001 : 63-76 ; pour la participation du héros à l’expédition des Argonautes, cf. Graf, 1987 : 95-99.
[ back ] 4. Pind. Pyth. 4, 176-177 = Orphica 899 I T/1006 T Bernabé, cf. sch. ad loc . (II, p. 139 Drachmann) = Orphica 899 II et III T Bernabé, ainsi que les témoignages réunis comme Orphica 985 T et 896 T Bernabé. Sur la généalogie d’Orphée, cf. Ps.-Apollod. Bibl. 1, 3, 2 = Orphica 901 II T Bernabé : Orphée fils de Calliope et d’Oiagros ou d’Apollon ; voir encore, par exemple, Ov. Met. 10, 187 et 11, 8 = Orphica 897 T et 1035 II T Bernabé : Orphée fils et devin d’Apollon (vatis Apollineus).
[ back ] 5. Aristoph. Ran. 231, puis 1035-1036 = Orphica 547 I T Bernabé. Sur le sens large de teletē en tant que pratique rituelle en général initiatique, cf. Burkert, 1987 : 9-11; pour le sens plus spécifique de rite d’initiation aux mystères dans le contexte orphique, cf. Morand, 2001 : 140-146.
[ back ] 6. Aesch. Bass. TrGF pp. 138-139 Radt = Eratosth. Catast. 24 = Orphica 536 T et 1033 T Bernabé. Pour nous tardif, l’épisode de la tête d’Orphée parvenant à Lesbos pour y rendre des oracles est raconté notamment par Philostrate, Her. 28, 7-11 = Orphica 1056 T Bernabé ; autres textes chez Graf, 1987 : 85-86, qui ajoute que, dans l’iconographie attique, la scène du sparagmos d’Orphée par des femmes de Thrace est représentée dès 480 : cf. LIMC, Orpheus 32-51 ; pour les rapports complexes que l’Orphée de la légende entretient avec Apollon et Dionysos, cf. Detienne, 1989 : 124-132.
[ back ] 7. Coupe à figures rouges (ARV 2 1401, 1) = LIMC Orpheus 70 = Apollon 872 ; autres représentations de la tête d’Orphée chantant chez Schmidt, 1972. Par référence à deux documents mésopotamiens en cunéiformes et à des textes magiques grecs invoquant Apollon sur la foi d’un crâne ou d’une tête, Faraone, 2005 : 71-83, fait l’hypothèse de scènes de nécromancie.
[ back ] 8. Cf. Plat. Resp. 364b-365a = Orphica 573 I-II F Bernabé ; sur les formules incantatoires et les pratiques initiatiques attribuées aux Orphiques, on verra la bonne contribution de Jiménez San Cristóbal, 2008.
[ back ] 9. On trouvera les renseignements quant à la bibliographie sur les circonstances archéologiques de la découverte et sur la datation du document chez Bernabé, 2002 : 91-93, chez Betegh 2004 : 56-68, et chez Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 1-9.
[ back ] 10. Plat. Leg. 715e = Orphica 31 III F Bernabé et sch. Plat. Leg. 715e (p. 317 Greene) = Orphica 31 IV F Bernabé, par référence probable à la version citée plus tard par Ps.-Aristot. De Mundo 401a 25-31 = Orphica 31 I F Bernabé, puis par Eus. Praep. Ev. 3, 8, 2 (= Porph. fr. 354 Smith) = Orphica 243 F Bernabé ; cf. West, 1983 : 218-220 et 239-241. Pour les trois versions de la cosmo-théogonie orphique, cf. Damasc. De princ. 123-124 (III, pp. 159-162 Westerink) = Orphica 20 I F, 75 F et 90 T Bernabé ; voir à ce propos Brisson, 1995 : 2875-2915.
[ back ] 11. P.Derv.col. XVII, 12 et XIX, 10 = Orphica 14, 2 et 4 F Bernabé qui parvient, à partir d’éléments tirés du commentaire de Derveni, à reconstruire quatre vers de ce passage du poème orphique consacré à l’unicité de Zeus ; en rapport avec l’HOrph. 15 adressé à Zeus, voir Ricciardelli, 2000 : 298-300.
[ back ] 12. Cf. Calame, 2006 : 15-40 et 91-130, en contraste avec les nombreuses analyses structurales qu’on a tentées de ce récit dans l’insérer dans son contexte poétique et énonciatif.
[ back ] 13. Ces différentes étapes de la cosmo-théogonie poétique commentée dans le papyrus ont été à nouveau reconstituées dernièrement par Bernabé, 2002 : 102-123 ; voir aussi Betegh, 2004 : 92-137, ainsi que, dans une restitution beaucoup trop normalisée, Jourdan, 2003 : XVIII-XXIV. Dans leur commentaire, Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 25-26, restent beaucoup plus circonspects à l’égard de reconstructions qui ont le tort de s’inspirer du modèle fourni par les premières phases du récit cosmo-théogonique offert par la Théogonie d’Hésiode. Sur l’absence de Chronos, cf. Betegh, 2004 : 157-158.
[ back ] 14. Voir à ce propos West, 1983 : 74-75 et 96-104 ; Betegh, 2004 : 136-138, formule une série d’arguments contre l’hypothèse hymnique en dépit du terme hú]mnon que l’on peut rétablir à la col. VII, 2 (cf. aussi II, 8) ; cf. Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 171.
[ back ] 15. Pour la figure de Phanès-Prôtogonos-Éros, cf. Calame, 1991 : 231-237 ; quant à l’actualisation du double sens d’aidoîon dans le poème lui-même, voir Calame, 1997 : 66-72, Bernabé, 2002 : 104-107 et 111-112, ainsi que Brisson, 2003 et Betegh 2004 : 111-122 et 171-172.
[ back ] 16. Le processus de recréation du cosmos dans l’unité est commenté notamment Calame, 1997 : 66-74, et par Bernabé, 2002 : 114-118.
[ back ] 17. Quant à la structure, au lexique et à la langue formulaire des Hymnes orphiques, on se référera à la double étude de Rudhardt, 1991 : 267-274 et 2008 : 177-250, ainsi qu’à la bonne analyse de Hopman-Govers, 2001 ; voir aussi, sur les jeux de langage, Morand, 2001 : 58-76 ainsi que 101-137, pour des titres qui renvoient à des offrandes correspondant en général à des fumigations.
[ back ] 18. P.Derv.col. IX, 10 ; cf. Hdt. 5, 56, 1-2 et Hom. Il. 1, 63. Dans l’énoncé suivant, dont le texte est très fragmentaire, le commentateur semble affirmer fortement avoir rendu évident ce qui n’était pas apparent : cf. Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 181.
[ back ] 19. P.Derv. col. XVII, 11 –13 et col. XVI, 1-7 (pour l’emploi de la forme sēmaínei, voir aussi col. XXV, 13, en relation avec gignóskein) ; cf. Heracl. fr. 22 B 93 Diels-Kranz et Hdt. 1, 5, 3. Sur le vers orphique commenté dans ce passage, cf. supra note 11.
[ back ] 20. P.Derv.col. XIII, 1-5 ; bibliographie sur la question posée par la mention de l’aidoîon supra note 15.
[ back ] 21. P.Derv.VII, 3-11, dans le nouveau texte présenté et commenté par Tsantsanoglou, 1997 : 95 et 117-128, et désormais avec le commentaire de Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 171-174 ; le vers paraphrasé par l’auteur de Derveni est reconstitué et édité en tant que Orphica 3 F Bernabé (cf. 2 T ainsi que 101 F Bernabé) par référence au double énoncé 1a et 1b F Bernabé que l’on a cité ; sur ce vers formulaire de prélude, voir les remarques de West, 1983 : 82-84, et celles de Burkert, 2005 : 49-51. Pour les discours orphiques comme hieroì lógoi, voir Baumgarten, 1998 : 89-97 et Henrichs, 2003.
[ back ] 22. Plat. Alc. II, 142ac ; voir aussi Aristot. Poet. 22, 1458a, 22-31, qui condamne l’énigme comme une surenchère de l’ordre de la métaphore, ainsi que Rhet. Alex. 35, 18, où l’expression énigmatique (ainigmatōdôs hermēneúein) est comprise comme une manière de dire une chose en recourant aux termes désignant d’autre choses.
[ back ] 23. Thuc. 2, 41, 3-4 ; Hes. Op. 202-212 ; pour les rapports entre les procédures de l’aînos et les premières lectures « allégoriques » de la poésie homérique, voir Nagy, 1990 : 147-150 et 425-430, ainsi que Ford, 2002 : 62-75, avec les nombreuses références bibliographiques que j’ai données à ce propos en 1997 : 65 n. 2.
[ back ] 24. P.Derv.IX, 2, XII, 5, XVIII, 5, XX, 2-3, et 8, XXIII, 2 et 5, XXVI, 8 ; cf. Orphica 1a F Bernabé, Pind. Ol. 6, 83-85 et Bacch. 3, 85 (garúō également). Tout récemment, Bremmer, 2010 : 22-29, a critiqué l’usage de la notion de « secte » pour qualifier les groupes des adeptes de l’orphisme.
[ back ] 25. Sur le sens premier de hupómnēma comme « note écrite », cf. Plat. Phaedr. 249c et Pol. 295c. À propos du commentaire comme genre érudit à l’époque hellénistique, voir Pfeiffer, 1968 : 212-227.
[ back ] 26. P.Derv.XIX, 10-15 et XXIII, 1-10 ; quant à une reconstruction des vers concernant Océan, voir en dernier lieu Bernabé, 2002 : 119-120, et Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 256-260 ; pour les explications relevant des spéculations des physiciens classiques, voir en particulier les références données par West, 1983 : 80-81, et par Laks, 1997 : 127-134 ; on verra aussi la tentative récente de Brisson, 2009 : 33-39, de mettre l’interprétation matérialiste donnée par l’auteur de Derveni en relation avec le savoir et l’allégorèse stoïciens.
[ back ] 27. P.Derv.IV, 5-9 citant Héraclite frr. 22 B 3 et 94 Diels-Kranz ; cf. Sider, 1997 : 129-144 (qui lit hiero]lógōi ; bibliographie sur cette citation à p. 130 n. 5), et Tsantsanoglou, 1997 : 96-109 (qui complète mutho]lógōi), ainsi que Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 153-157.
[ back ] 28. Les vaines tentatives des philologues contemporains quant à une attribution autoriale sont énumérées par Betegh, 2004 : 64-65 et 373-380, et commentées par Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 58-59.
[ back ] 29. Voir par exemple Holmes, 2010 : 121-191 ainsi que Lloyd, 2003 : 40-61.
[ back ] 30. P.Derv.XXI, 1-12 ; sur ce mouvement cosmique, cf. Calame, 1997 : 70-74 (avec note 7 ainsi que Laks & Most (éd.), 1997 : 21 note 53, sur la forme et le sens de thórnēi), et Bernabé, 2002 : 118-119, avec les remarques comparatives de Burkert, 2005 : 55-60, et désormais le commentaire étendu de Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 243-252.
[ back ] 31. Les récits en prose du Timée/Critias de Platon pourraient reprendre le rythme rhapsodique des poèmes homériques récités aux Grandes Panathénées : cf. Nagy 2002 : 52-69.
[ back ] 32. Les analogies entre les procédures étymologisantes du commentateur de Derveni et celles accumulées dans le Cratyle de Platon ont été relevées en particulier par Kahn, 1997 : 60-63. Quant à la combinaison entre explications physiques et référence à des figures divines, voir l’étude de Laks, 1997 : 130-137.
[ back ] 33. P.Derv.XXIII, 1-3 (cf. supra note 26) et XVI, 3-14 (cf. supra note 19 ainsi que Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 214-217).
[ back ] 34. Contrairement à ce que soutiennent par exemple Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 45- 58, qui passent en revue les différentes thèses avancées à ce propos pour conclure que « the Derveni author is not Orphic or even anti-Orphic » (p. 52) ; non pas « a religious professional » (p. 53). On se référera ici même n. 3 à la proposition de Fritz Graf de voir dans l’auteur de Derveni un orpheoteléstēs.
[ back ] 35. P.Derv.XX, 1-12 ; voir sur ce passage les références données par Calame, 1997 : 77-78.
[ back ] 36. Ces remarques couvrent pour nous les col. II-VI du P.Derv.; voir en particulier V, 5-13, ainsi que le commentaire de Tsantsanoglou, 1997 : 96-117, puis celui de Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 144-171.
[ back ] 37. P.Derv.V, 3. Pour Most, 1997 : 120 et 130, ce nous énonciatif renverrait à un groupe de professionnels qui s’oppose aussi bien aux prêtres des cultes civiques qu’aux individus qui se donnent comme experts des rites sacrés (à leur sujet, voir aussi Betegh, 2004 : 78-83) ; ceci en dépit du commentaire de Kouremenos, Parássoglou & Tsantsanoglou, 2006 : 53-54 et 161-162, qui interprètent la forme párimen comme un infinitif, équivalent de pariénai.
[ back ] 38. Orphica 1 a et b F ainsi que 3 F et 101 F Bernabé ; cf. P.Derv.VII, 9-10 et supra note 21.
[ back ] 39. Calame, 1997 : 77-80 ; voir aussi Obbink, 1997 : 40-47 et Laks, 1997 : 138-140. Dans la mesure où le parallèle établi avec les itinéraires initiatiques proposés par des lamelles d’or abusivement attachées à l’orphisme manque de pertinence, Most, 1997 : 125-134, va sans doute trop loin en voyant dans le commentaire de Derveni une « théologie eschatologique » en forme de « soteriological physics »…
[ back ] 40. Voir la proposition que j’ai formulée au sujet de la signification du nom et de la figure d’Homère en 2004 : 26-31.
[ back ] 41. Cf. Eur. Hipp. 948-954 (= Orphica 627 T Bernabé) ainsi qu’Eur. Hyps. fr. 752g, 8-14 Kannicht (= Orphica 1007 Bernabé) ; cf. aussi fr. 759a, 1614-1623 Kannicht (= Orphica 1009 T Bernabé).
[ back ] 42. Eur. Alc. 357-362 (= Orphica 980 T Bernabé) et 962-971 (= Orphica 812 T Bernabé) ; voir encore Calame, 2002 : 397-400.
[ back ] 43. Amphore apulienne du peintre de Ganymède, Antikenmuseum Basel inv. S 40 (= LIMC Orpheus 20).